Art contemporain

Avec ou sans texte, Bacon sidère toujours

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 24 septembre 2019 - 835 mots

PARIS

Le Centre Pompidou a choisi l’angle littéraire pour exposer les deux dernières décennies de la carrière du peintre, en excluant toute médiation écrite.

Paris. Presque un demi-siècle après l’exposition qui a fait date au Grand Palais (1971-1972), plus d’une vingtaine d’années après la rétrospective au Centre Pompidou (1996), Francis Bacon (1909-1992) est de retour. Malgré les innombrables manifestations organisées un peu partout dans le monde qui pourraient entraîner une lassitude, malgré les différents dialogues, plus ou moins justifiés, avec ses pairs – Lucian Freud, Bruce Nauman, Alberto Giacometti –, ses images, magnifiques et terrifiantes, gardent toute leur puissance. Exposées au Centre Pompidou, les œuvres, grâce à un accrochage simple et efficace, « respirent » et n’empiètent pas les unes sur les autres. Le visiteur est plongé dans un « théâtre de la cruauté » où des êtres sont confrontés à l’insoutenable. Les personnages déformés, les visages distendus, les couples unis et désunis, les formes organiques qui perdent leurs contours, les voluptueux empâtements d’un pinceau lourdement chargé, forment un espace où la matière picturale se confond avec les amas de chair.

Cependant, l’ambition de cette présentation orchestrée par Didier Ottinger ne s’arrête pas au regard habituel sur Bacon, celui du peintre de la figure humaine malmenée. Quelques années après avoir abordé l’œuvre de Magritte à l’aune de la philosophie, c’est une approche littéraire que le commissaire choisit pour revisiter les sources d’inspiration de l’artiste irlandais. L’exposition s’ouvre sur les écrivains et les poètes qui ont réussi le mieux à « tisser » le visible et le dicible chez le peintre : les portraits de Michel Leiris (1976) et de Jacques Dupin (1990) encadrent ainsi l’autoportrait de Bacon.

Des textes sonores

Parmi les ouvrages qui ont eu un impact sur la production picturale de l’artiste, on trouve les tragédies d’Eschyle, la poésie de T. S. Eliot, les romans de Conrad ou encore les écrits de Leiris et de Bataille. Selon Didier Ottinger, cette tendance, qui s’affirme surtout pendant les vingt dernières années de la vie de l’artiste, justifie une présentation resserrée sur ces deux décennies. Qui plus est, affirme le commissaire, c’est à partir de 1972 que l’on constate parallèlement une mutation stylistique chez Bacon, à la recherche d’une peinture « immaculée ».

A priori, cet angle de vue qui permet de décloisonner les barrières entre art et littérature a tout pour plaire. De fait, les artistes, comme tout un chacun, ont des lectures qui enrichissent leur univers imaginaire. Ainsi, le parcours est rythmé par des « boîtes », éclairées par une lumière tamisée, où sont placés quelques-uns des livres préférés de Bacon, venant directement de sa bibliothèque. Le dispositif est complété par des voix d’acteurs offrant une version sonore de courts extraits de textes auxquels s’ajoute chaque fois une toile qui s’en inspire. Autrement dit, l’exposition montre que cet art, d’une violence sans précédent, ne manque pas de références culturelles.

Pourtant, quelque chose dérange dans ce face-à-face impeccable entre littérature et peinture. Certes, les titres se réfèrent parfois aux personnages que Bacon a croisés dans des livres ou sur la scène du théâtre (Triptyque inspiré par l’Orestie d’Eschyle, 1981). Pour autant, peut-on vraiment affirmer, à la suite du commissaire : « Après 1971 […] les figures des Euménides […] envahissent littéralement ses tableaux » ?

Un abject élégant

De même, si un lien indéniable existe entre les thèmes qui obsèdent Bacon et cette notion centrale de l’œuvre de Bataille qu’est « l’abject » – terme englobant des matières essentiellement corporelles qui transgressent et menacent la bienséance culturelle –, c’est à une différence près. Avec le peintre, les corps qui se vident par tous leurs orifices et semblent se liquéfier, les bouches qui vomissent et saignent, les pièces de viande accrochées à l’abattoir se métamorphosent en splendides morceaux de peinture. Les magnifiques aplats de couleur, le contraste entre les corps gesticulants et la rigueur des zones chromatiques nettement découpées, forment un univers où les atrocités sont mises en scène avec une élégance parfaitement maîtrisée. (Triptyque 1972, 1972).

Les situations représentées par Bacon, peut-être plus qu’elles n’évoquent des sources littéraires, s’adressent à la sensibilité contemporaine du spectateur tout en rappelant des archétypes quasi universels. Imprégné par la brutalité des pulsions de ses personnages, par leurs malaises et leur tragique penchant à l’autodestruction, cet art se sert souvent de thèmes iconographiques préexistants, comme celui de la Crucifixion, et le format du triptyque qui va avec.

L’artiste lui-même restait ambigu sur les rapports qu’il entretenait avec ses lectures. Refusant catégoriquement une quelconque tentative d’illustration, il admettait néanmoins que ces « images », avaient « certainement changé sa vision du monde», et surtout qu’elles avaient « ouvert les valves des sensations».

Si les toiles présentées ici ouvrent également, pour le visiteur, les valves de l’univers des sensations, le choix assumé par le commissaire d’éviter la présence de panneaux pédagogiques dans les salles est plus que discutable. Paradoxalement, cette inscription du peintre dans le cadre d’une culture savante – voir les bribes de textes récitées sur le parcours – refuse au public des explications simples. Une manière d’admettre qu’en dernière instance l’image n’est jamais prise au mot chez Bacon ?

Bacon en toutes lettres,
jusqu’au 20 janvier 2020, Centre Pompidou, place Georges-Pompidou, 75004 Paris.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°529 du 20 septembre 2019, avec le titre suivant : Avec ou sans texte, Bacon sidère toujours

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