Russie - Centre d'art

SOCIÉTÉ RUSSE

Un ambitieux centre d’art contemporain au cœur de Moscou

Par Emmanuel Grynszpan, correspondant à Moscou · Le Journal des Arts

Le 10 janvier 2022 - 1094 mots

MOSCOU / RUSSIE

Le nouveau centre d’art « GES-2 » ouvre ses portes dans un contexte d’autocensure généralisée.

GES-2 à Moscou. © Michel Denancé
GES-2 à Moscou.
© Michel Denancé

Russie. Événement culturel principal de l’année 2021 à Moscou, l’ouverture officielle du vaste centre d’art contemporain privé, nommé « GES-2 », le 6 décembre dernier, va à contre-courant de la trajectoire du pays. Attendue depuis deux ans par la scène artistique locale, l’inauguration intervient dans un contexte de confrontation croissante entre la Russie dirigée par une élite ultraconservatrice et l’Occident démocratique.

GES-2 est le nom d’une ancienne centrale électrique au gaz bâtie en 1907, située en plein cœur de la capitale russe, qui a par la suite alimenté, entre autres, le Kremlin, le ministère de la Défense et le siège du KGB. Fermée il y a plus d’une décennie parce que trop polluante et obsolète, la centrale a été rachetée en 2009 par le milliardaire Leonid Mikhelson. Ce dernier, âgé de 66 ans, est l’actionnaire principal du groupe gazier Novatek (dans lequel le groupe français Total détient 19 %) et du groupe pétrochimique Sibur. Il y a installé la Fondation V-A-C consacrée à l’art contemporain. De cet homme très discret, à la trace médiatique quasi nulle, on sait qu’il collectionne l’art ancien et ne s’est que récemment familiarisé avec la création actuelle.

Aucun chiffre n’a été dévoilé sur la somme dépensée par Mikhelson pour la rénovation du bâtiment GES-2, confiée à l’architecte du Centre Pompidou, Renzo Piano. On parle cependant de 300 millions de dollars. Il s’agit pour la première fortune russe (27,5 milliards de dollars selon Forbes) d’un acte philanthropique. L’entrée de GES-2 sera gratuite, contrairement à celle du Garage, l’autre centre d’art contemporain privé de Moscou. Il s’agit aussi d’un effort d’intégration au sein de l’élite d’affaires internationale pour la soixante-sixième fortune mondiale, dans un contexte où l’empreinte carbone phénoménale de Novatek et la production de millions de tonnes de plastique par Sibur ternissent sa réputation.

L’ouverture de GES-2 a été accueillie positivement par la sphère progressiste russe. L’éditorialiste du média en ligne Snob.ru, Sergueï Nikolaïevitch écrit : « Pourquoi ne nous réjouirions-nous pas ? Au centre de Moscou, un centre culturel chic a ouvert avec un tas de lieux utiles : GES-2 comprend une librairie, des salles de projection, un espace d’exposition et un bâtiment pour les résidences d’artistes. Tout est léger, transparent, blanc, d’une grande élégance. Le grand architecte Renzo Piano a pensé à tout dans les moindres détails […] Deuxièmement, le lieu est respectueux de l’environnement. Ils disent qu’il y a des panneaux solaires intégrés sur le toit et que les cheminées bleues, qui s’intègrent si élégamment dans le paysage de Moscou, sont utilisées pour l’admission et la purification de l’air. » L’éditorialiste décèle aussi un message politique « secret » et un parallèle historique : « Renzo Piano est l’auteur du Centre Pompidou, construit en 1977, neuf ans après mai 1968. Le même “noble” italien [surnom dû à son prix Nobel] ouvre à Moscou le GES-2 précisément dix ans après les manifestations [anti-Poutine] sur la place Bolotnaya », qui jouxte le centre d’art. À la différence près que les idées de 1968 ont imprégné la société française, tandis que la contestation de « Bolotnaya » a conduit ses meneurs en prison et provoqué le verrouillage complet de la société russe.

Reconnaissance et autocensure

Le lien entre création contemporaine et contestation politique était peut-être présent dans l’esprit du président russe lorsqu’il a accepté l’invitation de sa vieille connaissance Leonid Mikhelson. Pourquoi Vladimir Poutine a-t-il visité GES-2, lui qui n’a jamais mis – officiellement du moins – les pieds dans une exposition d’art contemporain au cours de ses vingt ans de règne ? Pour afficher son soutien au milliardaire Leonid Mikhelson ? ou parce que les hautes cheminées bleu électrique de GES-2 sont trop proches du Kremlin pour être ignorées ? Le dirigeant russe n’a fait aucun commentaire durant sa visite menée au pas de course. On l’a juste entendu poser une question d’ordre technique, captée de loin par le micro d’un journaliste officiel. Tout préoccupé qu’il est par les questions de sécurité internationale et la géopolitique, Vladimir Poutine montre un désintérêt de plus en plus manifeste pour les évolutions terre à terre dans la société russe. La visite d’un lieu culturel est donc tout sauf anodine.

Sa présence signifie que le centre d’art contemporain figure désormais sur la carte mentale du président russe. Une forme de reconnaissance à double tranchant. La visite « sanctuarise » et constitue probablement une forme de protection contre les cohortes d’agitateurs antimodernes – eux aussi parrainés par l’État – à l’affût de n’importe quel prétexte pour médiatiser leur loyauté. Il n’est pas un musée ou galerie moscovite exposant de l’art contemporain qui n’ait été, à un moment ou un autre, visé par ces indignés professionnels. Mais dans le même temps, la visite de Vladimir Poutine incite la direction de GES-2 à une autocensure renforcée : pas question qu’un scandale vienne par ricochet éclabousser sa sacro-sainte réputation.

Les responsables de GES-2, comme les dirigeants des autres musées, qu’ils soient publics ou privés, connaissent les fameuses lignes rouges du régime : ne pas critiquer le pouvoir politique, actuel comme passé. Partout en Russie, les commissaires d’exposition appliquent une autocensure sévère, de façon à éviter soigneusement les thèmes sensibles : religion, sexualité, relecture historiographique s’écartant de la ligne officielle, Ukraine et nationalisme russe.

L’argent, l’Occident et la dépravation

GES-2 a déjà traversé des turbulences à la fin de l’été lorsqu’une sculpture du Suisse Urs Fischer a été inaugurée sur l’esplanade ouvrant sur le centre d’art. Grande Argile n°4, une monumentale installation de treize mètres de hauteur au croisement de l’abstraction et de la figuration, a déclenché une vague de colère. De nombreuses célébrités moscovites ont réclamé que « l’étron géant » soit immédiatement retiré par les autorités. L’épisode a ancré GES-2 dans des stéréotypes ultraconservateurs, où sont associés argent, Occident et dépravation. La richesse du milliardaire se transmute en art contemporain. Lequel, répétait l’ancien ministre de la Culture, Vladimir Medinsky, n’est qu’un faux-nez servant à imposer des valeurs occidentales étrangères à la culture russe. Grande Argile n°4 a tenu bon, mais l’affaire constitue davantage une mise en garde qu’un blanc-seing pour la suite des événements.

Le GES-2 parviendra-t-il à traverser subtilement les lignes rouges pour tisser des liens entre le centre d’art et les questions qui préoccupent de manière de plus en plus aiguë la société russe. Il est plus probable que ses dirigeants s’isolent dans une bulle confortable en s’adaptant au constant serrage de vis imposé par le pouvoir politique. Pour preuve la directrice artistique, l’Italienne Teresa Iarocci Mariva a discrètement quitté son poste, probablement à la suite de la polémique sur la sculpture d’Urs Fischer. Elle été remplacée par un directeur, respecté, compétent et plus docile.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°580 du 7 janvier 2022, avec le titre suivant : Un ambitieux centre d’art contemporain au cœur de Moscou

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