Politique - Russie

Russie : l’affaire Navalny jette un froid sur la culture

Par Emmanuel Grynszpan, correspondant à Moscou · Le Journal des Arts

Le 19 février 2021 - 821 mots

MOSCOU / RUSSIE

La répression contre les manifestations à la suite de l’arrestation de l’opposant paralyse les milieux culturels. Mais cela n’empêche pas la création de nouveaux lieux d’art contemporain, des fondations privées pour la plupart d’entre eux.

Victoria Khaliullina, What are we? Where do we come from? Where are we going?, 2021. © V. Khaliullina
Victoria Khaliullina, What are we ? Where do we come from ? Where are we going ?, 2021.
© V. Khaliullina

Moscou. La Russie a démarré l’année 2021 par une déflagration politique d’une rare intensité, dont les répercussions à travers la société se révèlent problématiques pour les milieux culturels. Le retour d’Alexeï Navalny, le principal opposant de Vladimir Poutine, dans sa patrie après une tentative d’empoisonnement à l’arme chimique s’est soldé par son incarcération immédiate. En réponse, une vague de manifestations a été observée dans 120 villes russes, soit une mobilisation sans précédent au cours de la dernière décennie. Le pouvoir a répliqué par une répression plus brutale que jamais, à travers une série d’arrestations, de perquisitions et d’incarcérations condamnée par l’ensemble des pays occidentaux. Le Kremlin ne prend désormais plus de gants pour briser la contestation et réduire la liberté d’expression, ce qui aggrave le divorce entamé de longue date avec l’Occident. Des sanctions internationales contre le pouvoir russe sont en préparation (visant des individus, mais aussi de grands projets internationaux comme le gazoduc Nord Stream 2). L’économie russe, déjà en récession de 3,1 % l’année passée, n’offre guère de perspective de croissance cette année. Cela n’aidera pas le marché de l’art, déjà en berne depuis six années d’affilée.

Le combat politique a inspiré à la photographe Victoria Khaliullina d’étonnants clichés réalisés le 31 janvier à Ekaterinbourg [voir ill.]. On y voit de fines lignes droites noires sur fond blanc, sous lesquelles on distingue, érigé sur le toit d’un bâtiment, un questionnement philosophique bien connu en lettres capitales : « Qui sommes-nous, d’où venons-nous, où allons-nous ? ». La phrase est une installation de l’artiste locale Tima Radya conçue pour la 4e Biennale industrielle d’art contemporain qui se tient dans plusieurs villes de l’Oural. Les lignes noires sont formées par des centaines de manifestants (pour la libération d’Alexeï Navalny) fuyant la police et franchissant en file indienne la large rivière gelée Iset. La perspective saisie par la photographe – du haut d’une tour – paraît irréelle et évoque une œuvre constructiviste, alors qu’aucun montage n’a été réalisé et que sa signification épouse l’esprit du temps.

Une intelligentsia tétanisée

En riposte, le pouvoir mobilise musiciens et cinéastes pour réaliser des « performances massives » filmées en contre-plongée par des drones. On y voit invariablement une foule – des employés d’un centre commercial dans un cas, des policiers dans l’autre – danser en chantant sur un air de variété « Poutine est notre président » et se positionner pour former les lettres du même slogan. En lettres rouges sur fond blanc.

Quelques dizaines d’artistes russes ont publiquement demandé la libération d’Alexeï Navalny, mais dans l’ensemble, l’intelligentsia russe semble tétanisée par la crainte de subir les foudres du Kremlin. Les sanctions commencent à tomber. L’actrice Varvara Shmykova, actrice du réputé Centre Meyerhold, a vu sa page supprimée du site Internet du théâtre parce qu’elle a publiquement soutenu l’opposant.

Autre motif d’inquiétude pour l’opposition, la nouvelle « loi fédérale sur l’éducation » adoptée en 1ère lecture fin janvier. Dans une lettre ouverte adressée le 3 février aux dirigeants russes, plusieurs dizaines de personnalités de l’art contemporain se sont élevées contre une « loi qui créera les conditions pour une réglementation répressive […] extrêmement restrictive et ne visant pas à soutenir, mais à censurer les activités éducatives ».

Le même jour, l’agence de presse officielle Tass révélait que la Ville de Moscou ne reconduira pas le contrat du metteur en scène Kirill Serebrennikov à la tête du Centre Gogol, l’un des théâtres les plus créatifs de la capitale. Serebrennikov, qui dirigeait cette scène depuis 2013, a été condamné l’année dernière à trois années de prison avec sursis dans une affaire entièrement fabriquée par l’aile conservatrice du Kremlin.

En revanche, et en dépit de la progression toujours très rapide de la pandémie de Covid-19 en Russie (4e pays le plus touché au monde), Moscou a décidé la réouverture de tous les musées le 22 janvier dernier.

Dégel culturel  

Moscou. L’année 2021 sera marquée par l’ouverture de plusieurs musées et centres d’art. Le GES-2 [voir illustration] d’abord, abritant la Fondation V-A-C du milliardaire Leonid Mikhelson (Novatek), est reconstruit d’après les plans de l’architecte Renzo Piano. Consacré à l’art contemporain, le GES-2 devrait rejoindre le centre d’art Garage, cofondé par Roman Abramovitch et Daria Joukova, pour figurer parmi les perles culturelles de Moscou. 2021 verra également la réouverture du Musée polytechnique, magnifique bâtiment de style « néo-russe » fermé depuis 2013 et qui promet d’être une attraction essentielle de la capitale. Et, en avril prochain, le projet de Marianna Sardarova devrait ouvrir ses portes dans le quartier de Novy Arbat. Le deuxième site de Ruarts exposera les 2 000 œuvres du Fonds Ruarts. Cependant, les directions de ces nouveaux espaces consacrés à l’art contemporain réfléchiront sans doute à deux fois avant de présenter des œuvres touchant aux thèmes considérés comme tabous par le pouvoir russe, thèmes dont le nombre ne cesse de croître.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°561 du 19 février 2021, avec le titre suivant : Russie : L’ Affaire Navalny jette un froid sur la culture

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