Architecture

Renzo Piano - Capitaine de vaisseaux

Par Christian Simenc · L'ŒIL

Le 14 décembre 2015 - 1832 mots

L’architecte, avec Richard Rogers, du Centre Pompidou et du nouveau Whitney Museum nourrit un humanisme profond entièrement tourné vers la culture.

L'homme a indubitablement le pied marin. Né à Gênes, patrie des navigateurs et de l’explorateur Christophe Colomb, Renzo Piano, 78 ans, se devait a minima de concevoir quelque navire. Ce qu’il fit. L’architecte, Pritzker Prize 1998, a déjà imaginé pas moins de six voiliers. Pas étonnant que barrer soit devenu l’un de ses sports favoris : « Que ce soit à Gênes, à Sydney ou à San Francisco, mes week-ends sont consacrés à la voile.

À Gênes, je navigue sur un bateau que j’ai dessiné et j’aime beaucoup aller jeter l’ancre au large de Portofino. » S’il est un vaisseau qui le fit connaître et le hissa à la proue de la scène architecturale mondiale, c’est bien le Centre Pompidou, à Paris : « Beaubourg, c’était une folie, et je m’étonne toujours, non pas du fait qu’on ait pu le faire, mais du fait qu’on nous ait laissés le faire, se souvient Piano. À l’époque, j’avais 34 ans. Avec Richard Rogers, on était des jeunes garçons et c’était une aventure. » Une aventure pleine de rebondissements. Quels noms d’oiseaux n’ont-ils pas tous deux entendus de la part de leurs détracteurs, lesquels comparaient notamment leur musée à une usine ou à une raffinerie. Sur le pont, le tandem a maintenu le cap vaille que vaille et gardé l’équilibre : « On savait qu’on allait être critiqué, mais on avançait droit devant, avec la volonté de changer le monde. Ce fut un moment unique, ajoute Piano. À un instant T, le monde change, comme lors de la chute du mur de Berlin. L’architecte, s’il est au bon endroit au bon moment, se fait le témoin de ce changement, voire l’anticipe. »

Un autre paquebot de l’art a récemment fait l’actualité du maestro transalpin : le nouvel édifice du Whitney Museum of American Art, à New York, à quai depuis le printemps 2015 sur Gansevoort Street, face à l’Hudson River. Énième unité d’une « flotte » muséale pour le moins conséquente qui comprend, entre autres, l’extension du Kimbell Art Museum à Fort Worth (États-Unis), la Fondation Beyeler à Riehen (Suisse), l’Astrup Fearnley Museum of Modern Art à Oslo (Norvège), le National Center for Science and Technology à Amsterdam (Pays-Bas), sans oublier les Harvard Art Museums à Cambridge (États-Unis), tout juste inaugurés en novembre.

Mélangeur de matériaux high-tech et ancestraux
Né le 14 septembre 1937, Renzo Piano fait ses études au Politecnico de Milan et ses premières armes chez le fameux architecte Franco Albini. Diplôme en poche – promotion 1964 –, il passe le reste des années 1960, période qu’il appelle aujourd’hui avec humour « la préhistoire », à multiplier les projets expérimentaux, notamment avec son frère aîné et ingénieur Ermanno, dessinant, entre autres, le siège de l’entreprise de construction familiale avec des structures graciles faites d’acier et de panneaux de polyester, et le Pavillon italien pour l’Exposition universelle de 1970 à Osaka (Japon). Point commun de ces travaux « préhistoriques » : une quête exaltée de la légèreté, laquelle deviendra une sorte de leitmotiv, mieux, une philosophie. Puis, Piano décidera de jouer à quatre mains, d’abord avec l’architecte anglais Richard Rogers donc (Piano & Rogers, à partir de 1971), ensuite avec l’ingénieur irlandais Peter Rice (Piano & Rice, à partir de 1977), avant de fonder sa propre agence en 1981, Renzo Piano Building Workshop (RPBW), aujourd’hui implantée à Paris et à Gênes.

Le bâtiment, il est tombé dedans très jeune. « J’ai grandi à Gênes, dans une maison où mon grand-père, mon père, mon oncle, mon frère étaient des constructeurs », explique Piano. Régulièrement, il se rendra sur les chantiers de son père Carlo, ce qui lui permettra de marier allègrement ses acquis théoriques et l’expérience sur le terrain : « Pour être architecte, il faut avoir dans ses mains le plaisir de construire », dit-il. À la question de savoir s’il se considère plutôt comme un architecte ou comme un ingénieur, il réplique toujours par une savoureuse pirouette : « À 9 h du matin, je suis architecte ; à 10 h, je suis ingénieur ; à 11 h, je suis un peu artiste et à midi, ça recommence… » Dont acte !

Toujours à la pointe des dernières matières ou technologies, en particulier dans les associations verre/métal, d’aucuns ont vite fait de le classer dans la catégorie des maîtres d’œuvre high-tech. Il n’en est rien. Renzo Piano est surtout un expérimentateur à la recherche de la justesse d’un matériau et d’une vérité constructive. Ainsi peut-il user, dans des projets à l’allure ultra-contemporaine, de matériaux on ne peut plus ancestraux. À La Valette (Malte), pour reconfigurer la porte d’entrée de la cité dans un ensemble constitué, en outre, d’un opéra et du Parlement, il n’hésite pas à faire ouvrir, sur l’île voisine, une carrière pour retrouver la pierre identique à celle dont s’étaient en leur temps servi les chevaliers de Malte pour ériger les murs de cette ville-citadelle. Autre défi et une première, d’ailleurs, pour l’agence RPBW : la terre crue. Pour le nouveau centre de chirurgie pédiatrique de l’ONG Emergency, actuellement en construction à Entebbe, en Ouganda, c’est bel et bien la technique locale du pisé, ce matériau de construction séculaire, qui a été utilisée, en étant néanmoins réinterprétée de façon subtile.

Des projets en symbiose avec leur environnement
Y a-t-il aujourd’hui un style ou une griffe Renzo Piano ? « Le style est une notion académique qui a à voir avec la reconnaissance d’un geste. Mais l’architecture, heureusement, ne se résume pas à une histoire de formes, estime le maître d’œuvre. Ce n’est pas un métier où il y a une formule. » Bien au contraire. À chaque fois, Piano rebat les cartes : chaque situation est différente, chaque projet une nouvelle aventure : « L’architecte est comme un Robinson Crusoé, toujours prêt à explorer une nouvelle île. » Une île ? Des archipels plutôt, tant l’auteur est prolifique : plus de quatre-vingt-dix réalisations à ce jour, en cinquante ans d’exercice, auxquelles s’ajoutent la vingtaine de chantiers actuellement en cours. Sans compter la multitude de projets à l’étude… Renzo Piano a exploré toutes les dimensions. La verticalité, comme avec The Shard, à Londres, livré en 2013, un gratte-ciel élancé et pyramidal de 240 m de haut dont la cime titille les nuages, non loin du London Bridge, sur la rive sud de la Tamise. Et l’horizontalité, avec l’aéroport international du Kansai, à Osaka, inauguré en 1995, avec ses quarante-deux portes d’embarquement alignées en rang d’oignons sur une longueur de… 1,7 km. L’architecte apprécie, en outre, se confronter avec le paysage, recherchant d’une manière ou d’une autre la symbiose. En témoignent ces deux projets emblématiques, réalisés à une décennie d’intervalle, que sont le Centre culturel Jean-Marie Tjibaou (1998), à Nouméa (Nouvelle-Calédonie), et l’Académie des sciences de Californie (2008), à San Francisco (États-Unis). Dans le premier cas, il affirme clairement les structures de l’édifice, les déployant tel un village de cases mélanésiennes surdimensionnées. Dans le second, au contraire, il se dissimule dans le sol, sous une couverture végétalisée parsemée de hublots et habillée de quelque 1,7 million de plantes autochtones.
À la fois poète et pragmatique, Renzo Piano croit aussi profondément en l’urbanité. Construire un nouvel édifice dans un tissu existant permet de requalifier un espace. Ainsi en est-il de la Fondation Jérôme Seydoux-Pathé, qui a ouvert l’an passé dans le 18e arrondissement de Paris. Cette surprenante masse organique parée de sept mille écailles d’aluminium perforé se blottit ainsi
au cœur d’un îlot, derrière une façade ancienne sculptée par Auguste Rodin. À New York, pour le nouveau bâtiment du Whitney Museum of American Art, l’architecte prend carrément à contre-pied tous ceux qui imaginaient une vaste ouverture sur le fleuve Hudson, dont le patron de l’institution en personne : « Je pensais que Piano allait ouvrir le musée sur l’Hudson et sa vue spectaculaire, raconte Adam Weinberg, directeur du Whitney Museum of American Art. Or, il m’a fait descendre au pied du bâtiment, une façade en plein vent et où passe, dans un bruit assourdissant, le flot continu de voitures de la West Side Highway. ‘‘Est-ce de ce côté que tu veux ouvrir ton musée ?’’, m’a-t-il demandé…
J’ai aussitôt compris. » Piano clôt alors hermétiquement mais non visuellement le musée côté fleuve et, à l’inverse, l’ouvre amplement côté ville, en disposant une suite d’espaces d’exposition extérieurs en gradins. « C’est comme si cette cascade de terrasses donnait un coup de chapeau à la ville plutôt que de lui tourner le dos : c’est autrement mieux joué ! », résume Adam Weinberg.

Un humaniste, ambassadeur de la culture
Son cheval de bataille actuel : la périphérie. « La banlieue est le grand défi des trente prochaines années, estime Piano. Il faut arrêter aujourd’hui de construire de nouvelles périphéries mais, au contraire, compléter celles existantes en les irriguant avec des bâtiments publics. » C’est précisément ce qu’il met actuellement en œuvre en France, notamment avec ces trois projets d’envergure : le campus universitaire d’Amiens (130 000 m2, 2016), réimplanté dans l’ancienne citadelle datant du XVIIe siècle, la nouvelle cité judiciaire de Paris (61 500 m2, 2017), installée dans la ZAC des Batignolles sur des terrains ayant jadis appartenu à la SNCF, et la nouvelle École normale supérieure de Cachan (64 000 m2, 2018), logée sur le campus du plateau de Saclay, dans l’Essonne.

Eu égard au nombre de projets qu’il développe à travers la planète, Renzo Piano voyage énormément. Mais chacun de ses séjours à l’étranger est aussi l’occasion pour lui de découvertes architecturales. Ainsi, un jour d’avril 2014, nous le croisons près de Phoenix, en Arizona. Il visite, en famille, Taliesin West, l’antre du pape de l’architecture organique Frank Lloyd Wright.
Le lendemain, il pousse quelque 70 miles plus au nord, en plein désert cette fois, pour aller admirer la ville utopique d’Arcosanti imaginée par son compatriote, l’architecte Paolo Soleri, disparu un an auparavant : « J’ai écrit sur lui, conversé avec lui par téléphone, mais je n’ai malheureusement jamais eu l’occasion de le rencontrer, dit Piano. Sans doute me suis-je senti coupable, d’où cette visite… » L’homme est profondément humaniste. Privilège rare, en septembre 2013, le président de la République italienne d’alors, Giorgio Napolitano, l’a nommé « sénateur à vie ». Une mission dont l’Architetto n’est pas peu fier et dont il s’acquitte dès que son agenda planétaire le lui permet : « Mon rôle n’est pas d’aller voter toutes les lois, mais d’être la conscience du pays pour une chose essentielle : la culture. » On ne saurait rêver tâche plus noble.

Repères

1937
Naissance à Gênes en Italie

1971
Création de « Piano&Rogers » à Londres avec l’architecte Richard Rogers

1977
Inauguration du Centre Pompidou à Paris conçu par les deux architectes

1981
Création du Renzo Piano Building Workshop, établi à Paris, Gênes et New York

1998
Il reçoit le prix Pritzker

2014
Réalisation de la Fondation Jérôme Seydoux-Pathé à Paris

« Renzo Piano Building Workshop. La méthode Piano »

Jusqu’au 29 février. Cité de l’architecture et du patrimoine. Ouvert tous les jours, sauf le mardi, de 11 h à 19 h. Nocturne le jeudi jusqu’à 21 h.
Tarifs : 9 et 6 €.
Commissaire : Francis Rambert.
www.citechaillot.fr

Légende photo
Renzo Piano © Photo : Moreno Maggi

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°686 du 1 janvier 2016, avec le titre suivant : Renzo Piano - Capitaine de vaisseaux

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