Art moderne

Les couples d'artistes doivent-ils choisir entre l'art et l'amour ?

Par Marie Zawisza · L'ŒIL

Le 13 avril 2017 - 1943 mots

Pas facile de vivre avec un autre créateur quand on est soi-même artiste. Le couple peut passer de la rivalité (violente dans certaines histoires) au soutien le plus indéfectible, jusqu’à parfois effacer son propre œuvre au profit de l’autre. Qui sont les couples d’artistes”? Et comment vivent-ils leur création ?

« Je gribouillais dans mon coin, en cachette ; je ne montrais mes dessins à personne : pour moi, c’était comme du tricot ! », se souvient Élisabeth Garouste, dont on connaît moins la création personnelle que les meubles célèbres. Un jour, son époux, le peintre Gérard Garouste, découvre par hasard dans un carton les œuvres de celle dont il partage la vie. Et voilà qu’à son retour Élisabeth retrouve ses dessins encadrés aux murs ! « Ce regard de mon mari sur ce que je considérais comme des gribouillages m’a donné de l’audace », confie Élisabeth Garouste, représentée aujourd’hui par la Galerie Polad-Hardouin. Pour la première fois, les œuvres du couple seront réunies à Hauterives, dans une exposition intitulée « Complot de famille ».

Les Garouste ne sont pas les seuls à être mis à l’honneur en 2017. Un peu partout, les musées semblent s’être donné le mot. Auguste Rodin est au Grand Palais pour son centenaire et Camille Claudel, à Nogent-sur-Seine. Les amateurs d’art singulier pourront aller voir Marcel Katuchevski, l’un des fondateurs du mouvement Grand trouble, à la Halle Saint-Pierre et sa femme Sylvia, qui a conservé l’orthographe originale de son nom polonais Katuszewski, à la Galerie Claire Corcia. En Bretagne, les expositions des peintres Hans Hartung et Anna-Eva Bergman marquent la saison artistique, tandis que Le Havre et Bruxelles célèbrent les quarante ans du duo Pierre et Gilles. À Stockholm, une rétrospective de Marina Abramovic présente notamment la collaboration de l’artiste avec Ulay entre 1975 et 1988, à l’époque de leur grand amour. Quant au Musée national des beaux-arts du Québec, il se prépare, pour la première fois, à exposer en regard les toiles de Joan Mitchell et de Jean-Paul Riopelle. Une occasion de se plonger dans l’intimité de la création quand l’amour s’en mêle et brouille les repères.

Des femmes dans l’ombre de leur mari
Car vivre et créer sous le même toit ne va pas de soi : si certaines histoires d’amour entre artistes s’avèrent d’une grande fécondité, d’autres peuvent mettre en péril la création d’un des membres du couple ou exacerber une rivalité destructrice. « Dans mon entourage, beaucoup de créateurs disent ne pas pouvoir vivre avec un(e) autre artiste : selon eux, deux ego, c’est trop ! », rapporte l’artiste Catherine Lopes-Curval, qui s’est emparée du sujet à travers une série d’œuvres « portraits » réunies dans son ouvrage Femmes d’artistes, femmes artistes.

Or, ce qui frappe dans les tandems de l’histoire de l’art qu’elle a étudiés et interprétés, c’est notamment qu’ils ne sont pas épargnés par la domination masculine, même si la situation évolue. « Il est courant que les femmes artistes se mettent au service de leur mari », remarque Catherine Lopes-Curval. Il en fut ainsi pour l’artiste Lee Krasner lorsqu’elle tomba amoureuse de Jackson Pollock et de sa peinture en 1942. Cette pionnière de l’art américain abstrait présenta ce dernier au critique d’art Clement Greenberg, à son professeur Hans Hoffmann et au peintre Willem de Kooning. Bientôt, grâce à elle, Pollock rencontre Peggy Guggenheim. Sur le plan pictural, il s’inspire de ses recherches plastiques, mais critiques et collectionneurs ne regardent que ses œuvres à lui.

Si Lee Krasner n’abandonne pas la peinture, sa production en souffre. « Ce n’est qu’à la mort de son mari qu’elle a retrouvé son élan créateur », commente Catherine Lopes-Curval. Josephine Hopper, elle, alla jusqu’à abandonner toute pratique : « Je fus peintre moi aussi, de talent moindre que celui de Hopper qui me fit de l’ombre, qui ne s’intéressa pas à ma peinture, ce qui rendit parfois nos relations tendues, ce qui me rendit hargneuse, mais, au final, je fus une excellente compagne pour Eddie », a confié la veuve d’Edward Hopper, mort en 1968. Elle mourut un an après son mari, le temps de léguer au Whitney Museum l’intégralité des œuvres et documents de ce dernier.

Difficile en effet de se constituer un ego d’artiste quand l’autre membre du couple prend toute la lumière. Et, traditionnellement, les femmes ont un ego moins florissant que celui des hommes. « La position de retrait des artistes femmes correspond souvent à la position de service et d’effacement dans laquelle elles se trouvaient enfants et ont été élevées », explique le psychanalyste Thierry Delcourt, auteur de Créer pour vivre [L’Âge d’homme]. « Mon mari a toujours eu un besoin de reconnaissance ; moi non : je pouvais me contenter de ma vie intérieure », témoigne l’artiste Sylvia Katuszewski. « J’ai mis énormément d’énergie à faire connaître son travail, et non le mien, parce que lui en avait besoin – contrairement à moi. » Pendant longtemps, tandis que son mari créait dans le salon, cette artiste aujourd’hui reconnue dessinait sur des coins de table. « Pour Sylvia Katuszewski, un regard extérieur au couple, en particulier celui de Martine Lusardy, la directrice de la Halle Saint-Pierre, qui a jugé et estimé ses œuvres, a été déterminant et lui a permis de construire pleinement son identité d’artiste », observe Thierry Delcourt.

« Picasso s’est servi de moi »
Est-ce pour se prémunir de cette mise en danger de l’ego dans le couple que certains veillent farouchement à protéger leur univers ? Peut-être. Annette Messager et Christian Boltanski, par exemple, ne s’affichent pas en tant que couple sur la scène artistique – ils ont d’ailleurs refusé de répondre à nos questions. Pas question de risquer d’être assimilés ou comparés l’un à l’autre. Quant à Élisabeth Garouste, elle a dû parcourir un chemin intérieur pour accepter de signer ses œuvres de son nom de femme mariée : lors de sa première exposition de groupe à la Galerie Berst, à Paris, elle avait ainsi présenté ses œuvres sous son nom de jeune fille, Rochline : « Je ne voulais pas gêner mon mari… », confie-t-elle aujourd’hui. Et d’expliquer : « Parfois, pendant les vernissages de ma galerie, Garouste-Bonetti, on le félicitait pour ses canapés : cela avait le don de le mettre en rogne, et il s’exclamait : “Mais surtout, connaissez-vous les tableaux de ma femme ?” »

De fait, pour qu’un couple d’artistes fonctionne, les ego ne doivent pas être trop souffrants ou inflationnistes. Picasso, s’il s’est épris de femmes artistes, semble avoir mal supporté leur talent : vivre avec Picasso, a écrit dans une lettre Dora Maar [dont une biographie illustrée a paru chez Rizzoli], c’était « comme vivre au centre de l’univers : palpitant et effrayant, exaltant et humiliant à la fois ». Olga, talentueuse danseuse des Ballets russes, qui a participé à l’aventure du révolutionnaire ballet Parade en 1917 au cours de laquelle elle a rencontré le père du cubisme, abandonne sa carrière après son mariage avec ce dernier. Quant à Dora Maar, elle est avant sa rencontre avec Picasso une photographe surréaliste prometteuse. Mais, quand elle devient la maîtresse de l’artiste en 1935, celui-ci la pousse à peindre. Elle se lance alors dans un style cubisant où elle n’excelle pas. Elle le reprochera à Picasso. « La médiocrité est sa meilleure amie, parce qu’elle ne peut lui faire d’ombre, si bien qu’il ferait n’importe quoi pour l’encourager », constate avec amertume Dora Maar après leur rupture. Quand on lui lance que Picasso lui a tout donné, elle rétorque : « C’est l’inverse. Il s’est servi de moi. » De fait, elle ne reprend son appareil que pour photographier les étapes du travail du maître, Guernica. Parmi les « conquêtes » de Picasso, seule Françoise Gilot, peintre elle aussi, a eu le courage de quitter le monstre sacré et sortir de l’ombre qu’il ne manquait pas de lui faire.

Entre rivalités violentes et collaborations fertiles
Jouer indéfiniment au maître et à l’élève dans un couple semble dangereux. « Ces relations, qui ont une dimension incestueuse, s’avèrent souvent destructrices pour celui qui est dans la position de l’élève », analyse Thierry Delcourt. C’est ainsi que Camille Claudel, pour s’affranchir du grand Rodin, dont elle est de 1883 à 1898 l’élève, la maîtresse et l’assistante, finit par le quitter. Le vieux sculpteur estime pourtant la jeune artiste : « Je lui ai montré où trouver l’or, mais l’or qu’elle trouve est bien à elle. » Mais Camille n’arrive jamais à se sentir l’égale du maître : même après leur rupture, en proie à un délire de persécution, elle est persuadée qu’il cherche à la déposséder de son œuvre.

Car la peur de la dépossession symbolique existe bel et bien, et nombre d’amants rivaux redoutent que l’autre ne vole leur créativité. Ainsi, peut-être, Joan Mitchell et Jean-Paul Riopelle. L’Américaine et le Canadien se rencontrent et s’éprennent l’un de l’autre en 1955 à Paris. Dans les années 1960, quand leurs œuvres semblent se mettre au diapason l’une de l’autre, en particulier dans deux triptyques de 1964. Mais ces deux chantres de l’expressionnisme abstrait s’accusent alors l’un l’autre de se copier dans leurs œuvres ! Dans les années suivantes, en même temps que leurs relations se tendent, leurs chemins artistiques s’éloignent progressivement.

Et pourtant, le couple soutient aussi l’ego de chacun de ses membres. Ainsi, Gérard et Élisabeth Garouste attachent une importance particulière au regard de leur conjoint sur leurs œuvres. « Élisabeth ne peut jamais entrer dans mon atelier ni voir une de mes peintures avant qu’elle ne soit terminée. N’importe qui d’autre qu’elle peut en pousser la porte quand il veut. Mais son jugement à elle est pour moi essentiel : j’ai besoin de la fraîcheur de son regard une fois la peinture terminée », confie Gérard Garouste. Quant à Hans Hartung et Anna-Eva Bergman, ils s’octroyèrent chacun un atelier dans leur villa à Antibes… où ils s’invitaient mutuellement une fois leurs peintures terminées.

Car, s’il y a un espace de création pour chacun, partager la vie d’un autre artiste permet souvent de stimuler la création. Ainsi, Niki de Saint Phalle et Jean Tinguely, depuis leur rencontre dans les années 1950 jusqu’à la mort de Jean en 1991, et malgré les infidélités puis la rupture, ont mené une collaboration fertile, sans jamais confondre leurs styles. « C’était comme une partie de ping-pong », dira Niki. Elle a ouvert son compagnon à l’Art brut, il l’a soutenue en fabriquant les armatures de ses sculptures. « Ce faisant, il l’a renarcissisée », observe Thierry Delcourt.

La création à quatre mains
D’autres couples font le choix inverse : celui d’abandonner leur création personnelle pour créer à quatre mains et se constituer une nouvelle identité, à l’image de Christo et Jeanne-Claude. On n’envisage pas, par exemple, Pierre sans Gilles. C’est bel et bien quand ils se sont rencontrés que le photographe et le peintre ont réellement donné un essor à leur création et leur carrière. Ensemble, ils conçoivent des décors pour un modèle puis l’un photographie et l’autre retouche le cliché à la peinture. « Nous nous sentons stimulés, mais aussi protégés l’un par l’autre », expliquent-ils. Si les deux artistes fêtent cette année leurs quarante années de collaboration, d’autres ont choisi de se séparer, dans la vie comme dans l’art. Ainsi Marina Abramovic et Ulay, en 1988, ont décidé de faire de leur séparation une performance artistique en parcourant chacun la moitié de la Grande Muraille de Chine à pied – 2 500 km chacun – pour se rencontrer en son milieu et se dire au revoir.

Depuis, Marina, actuellement exposée au Moderna Museet à Stockholm, a continué d’attirer les projecteurs. Lui est devenu plus discret. En 2016, il a gagné un procès contre son ex-compagne pour être reconnu coauteur de leurs performances communes, historiques, ce qu’elle voulait lui refuser. « À travers ce procès, il voulait sans doute lui montrer qu’il a existé et existe, tandis qu’elle lui signifiait ne plus vouloir entendre parler de lui », avance Thierry Delcourt. Pour eux, la Grande Muraille sépare autant qu’elle réunit.

« Olga Picasso »
Du 21 mars au 3 septembre 2017. Musée national Picasso-Paris, 5, rue de Thorigny, Paris-3e. Ouvert de 11 h 30 à 18 h du mardi au vendredi et de 9 h 30 à 18 h le week-end. Fermé le lundi. Tarifs : 12,50 et 9,50 €. Commissariat : Émilia Philippot, Joachim Pissarro, Bernard Ruiz-Picasso.
www.museepicassoparis.fr

Musée Camille Claudel
10, rue Gustave-Flaubert, Nogent-sur-Seine (10). Ouvert depuis le 26 mars 2017, du mardi au vendredi de 11 h à 18 h, 19 h le week-end. Fermé le lundi. Tarifs : 7 et 4 €.
www.museecamilleclaudel.fr

Louise Baring, Dora Maar : Paris au temps de Man Ray, Jean Cocteau et Picasso
Editions Rizzoli, 224 p., 50 €.

Catherine Lopes-Curval, Femmes d’artistes, femmes artistes
Editions Des femmes-Antoinette Fouque, 106 p., 30 €.

« Gérard Garouste, Élisabeth Garouste, Guillaume Rochline. Complot de famille »
Du 5 mai au 31 août 2017. Château d’Hauterives et Palais idéal du Facteur Cheval, 8, rue du Palais, Hauterives (26). Ouvert tous les jours de 9 h 30 à 19 h. Tarifs : 6,50 et 5,50”‰€. Commissaire : Guillaume Garouste.
www.facteurcheval.com

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°701 du 1 mai 2017, avec le titre suivant : Les couples d'artistes doivent-ils choisir entre l'art et l'amour ?

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