Art contemporain

XXE SIÈCLE

Lee Krasner, pionnière de l’expressionnisme abstrait

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 4 novembre 2020 - 801 mots

BILBAO / ESPAGNE

Le Musée Guggenheim de Bilbao accueille la rétrospective haute en couleur de l’artiste new-yorkaise. L’occasion de découvrir une œuvre qui n’a cessé d’évoluer dans le temps.

Bilbao. Il serait excessif de présenter Jackson Pollock comme le mari de Lee Krasner. Mais il est temps de ne plus cantonner cette femme artiste dans le rôle de l’épouse de la vedette incontestée de l’expressionnisme abstrait. Sa rétrospective arrive après un long périple en Europe, sans malheureusement s’arrêter en France. Il s’agit d’une occasion rare de prendre la mesure de l’importance et de la singularité de l’œuvre de Krasner, même si les chassés-croisés avec son célèbre compagnon sont inévitables. À commencer par une anecdote souvent répétée, une de celles dont l’histoire de l’art est friande. À l’exposition de 1941, « Peinture française et américaine », le seul participant que Krasner ne connaît pas est Pollock. Sa visite de l’atelier de ce dernier est le point de départ de relations houleuses, qui s’achèvent avec la mort accidentelle de l’inventeur du dripping.

À l’entrée, le regard est happé par trois petites toiles abstraites. Nommées Petites images, elles sont réalisées tantôt à partir d’entrelacs de lignes argentées et de taches de couleur, tantôt à partir d’une multitude de signes, séparés les uns des autres, des hiéroglyphes qui flottent sur la surface. Elles gardent de légers accents décoratifs et on n’est pas étonné de voir à leur côté une table dont le plateau, en mosaïque, est orné des mêmes motifs. L’ensemble date de 1947 ; depuis plusieurs années déjà, Krasner pratique la peinture abstraite et est une participante active d’Abstract American Artists. On peut d’ailleurs regretter l’absence de ses premiers travaux non-figuratifs, sans doute très rares, dans l’exposition.

Une œuvre tout en contraste

Une manière de découvrir cette production picturale serait de suivre plus sagement un trajet chronologique, à commencer par les trois autoportraits puissants et expressifs réalisés entre 1928 [voir ill.] et 1933, comme des affirmations de la confiance de Krasner dans son talent artistique. L’évolution de sa peinture est visible grâce au contraste entre les quelques études de nus très classiques (1933) et la version pratiquement cubo-expressionniste du même thème (1940). Rien de surprenant ; entre-temps, l’artiste est admise à la célèbre école de Hans Hofmann, exilé allemand, marqué par le cubisme analytique de Pablo Picasso.

Les années qui suivent le krach de 1929 plongent une partie de la société américaine dans la pauvreté. Il faut attendre les réformes économiques et sociales issues de la politique du New Deal, appliquées dès 1933, pour une amélioration rapide de la situation de la population. Et Krasner n’est pas oubliée par cette « nouvelle donne » ; comme d’autres artistes, elle est prise en charge par le Public Works of Art Project, en échange d’une collaboration aux projets décoratifs imposés par l’État. Disparus, ces travaux sont présents à Bilbao sous la forme de photographies de l’époque.

Puis, déçue suite à l’échec commercial de sa première exposition personnelle, l’artiste opère un geste radical d’autodestruction : elle déchire ses œuvres. Revenue à son atelier quelques semaines plus tard, Krasner se lance dans une activité étrange : un retour sur sa peinture, ou son recyclage. Partant des morceaux déchirés, elle réalise des collages, toujours abstraits, dont la composition demeure un peu chaotique, comme si l’artiste faisait encore ses gammes.

L’ombre de Pollock

Ce n’est que plus tard que Krasner abandonne cette expérimentation et réalise une suite de tableaux dans un style que l’on pourrait nommer « abstraction anthropomorphique », où les figures et les formes fusionnent en une substance organique, dénuée de contours précis. Généralement, la critique relie Prophecy [voir ill.], la première toile de cette série, à la biographie de l’artiste : commencée en 1955, elle est achevée après la mort de Pollock, l’année d’après. Mais on pourrait également la rapprocher de l’intérêt général de l’expressionnisme abstrait pour la mythologie, nourri par des images totémiques et archaïques qui remontent aux temps les plus reculés de la culture – chez Pollock et chez Mark Rothko – ou encore l’importance accordée à l’inconscient collectif dans le geste créatif.

Suivent des toiles immenses, des all over qui forment un dédale foisonnant aux rythmes tournoyants ; toute distinction entre les formes et le fond est abandonnée. Les références figuratives disparaissent avec ces œuvres puissantes, dont la palette limitée au noir et blanc inspire le titre : « Voyages nocturnes ». Progressivement, à partir des années 1960, Krasner introduit les couleurs et la lumière ; au caractère sombre, voire tragique, se substitue une sensation de liberté. Dernier sursaut stylistique : Palingenesis (1971), que l’on peut traduire par reconstitution ou recommencement, des compositions abstraites faites d’aplats géométriques de couleurs aux contours nets, imbriqués les uns dans les autres.

Faut-il parler d’éclectisme avec Krasner ? Certes. Pas toujours originale ? Certes encore. Mais on peut également parler d’une œuvre aux entrées multiples, qui prend des risques.

Lee Krasner, couleur vive,
jusqu’au 10 janvier 2021, Guggenheim Bilbao, Abandoibarra Etorbidea, 2, 48009 Bilbao, Espagne.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°554 du 30 octobre 2020, avec le titre suivant : Lee Krasner, pionnière de l’expressionnisme abstrait

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