Architecture

VILLA

La modernité rêvée et retrouvée de la villa E-1027

Par Anne-Cécile Sanchez · Le Journal des Arts

Le 21 mai 2021 - 715 mots

ROQUEBRUNE-CAP-MARTIN

Chef-d’œuvre de l’architecture moderne, la maison conçue par Eileen Gray avec Jean Badovici a souffert de l’oubli et de la corrosion avant son acquisition en 1999 par le Conservatoire du littoral. Un ultime chantier de restauration s’achève.

La pièce principale avec le mobilier conçu par Eileen Gray pour la villa E-1027. © Manuel Bougot 2021
La pièce principale avec le mobilier conçu par Eileen Gray pour la villa E-1027. ©
© Manuel Bougot 2021

Roquebrune-Cap-Martin (Alpes-Maritimes). Jamais la villa E-1027 n’aura été aussi proche de son état d’origine. Elle ne le sera sans doute jamais non plus davantage : un cycle s’achève en effet avec cette dernière tranche, lancée en octobre 2019, d’un chantier de restauration étalé sur plusieurs années que documente une monographie à paraître cet automne (1). Située en contrebas du Cabanon de Le Corbusier, la petite maison de Roquebrune-Cap-Martin, près de Nice, est désormais gérée par le Centre des monuments nationaux.

Outre les travaux indispensables pour stopper la dégradation des enduits et du béton, cette dernière opération a concerné l’aménagement du rez-de-chaussée où se trouve la chambre d’amis, mais aussi la restitution à l’identique de la marquise en toile du balcon ainsi que la restauration des menuiseries métalliques. Les ingénieux volets en bois de pin ont été intégralement changés. Quelques meubles confectionnés à l’identique des originaux viennent également remplacer des rééditions.

« Le contact avec la vie »

Avec son mobilier encastré, escamotable – à l’instar du bar rabattable faisant office de desserte ; silencieux, telle la table de la salle à manger dont le plateau de liège amortit le bruit des couverts ; ses espaces transformables ; sa palette chromatique ; l’infinité de détails pensés pour chaque geste et moment de la journée, la villa est un joyau unique en son genre. C’est aujourd’hui le témoignage le plus fort du génie d’Eileen Gray (1878-1976), qui pratiqua le dessin, la peinture, la laque, la décoration intérieure, l’architecture et la photographie. Lorsqu’elle ouvre à Paris en 1922 la galerie Jean Désert, la designer irlandaise fait imprimer sur ses cartes de visite : « Paravents et meubles en laque, meubles en bois, tentures, lampes, divans, glaces, tapis, décoration et installation d’appartements ». Grâce au soutien enthousiaste de l’architecte Jean Badovici, avec lequel elle partage nombre d’affinités, ce programme d’aménagement complet va trouver un aboutissement dans la conception et la construction, de 1926 à 1929, de la villa E-1027. Avec ce projet d’habitation, Eileen Gray veut concilier l’avant-garde et l’émotion, « faire pénétrer du réel dans les abstractions », retrouver « le contact avec la vie ». Remettre, en fait, l’humain au cœur de l’architecture. La villa « a été conçue pour un homme aimant le travail, les sports et recevoir ses amis », précise le texte de présentation du numéro spécial de la revue L’Architecture vivante, éditée par Jean Badovici, et consacrée en 1929 à cette « maison en bord de mer ».

Moderne, cette construction l’est restée dans la façon dont elle lie la fonction au confort, affichant ostensiblement ses interrupteurs transparents et ses câbles électriques. Mais aussi par ses meubles aux multiples tiroirs à pivots et glissières dont le déploiement évoque le mécanisme d’un couteau suisse, prolongeant l’esprit « camping » qui permet de passer de l’intérieur à l’extérieur un guéridon léger à la main, sans renoncer au raffinement bourgeois d’un meuble à chapeaux en alcôve.

Bioclimatique avant l’heure avec ses volets et ses fenêtres paravents qui laissent circuler l’air tout en tamisant la lumière du Sud, la villa prône un art de vivre très contemporain : ses inscriptions – « garde-manger », « couverts », « valises »… – livrent ainsi un mode d’emploi à ses invités de passage et autres usagers occasionnels. Tout en suggérant parfois une distance amusée :« défense de rire », lit-on dans l’entrée. La poésie, voire l’humour, ne sont pas absents de cette villa dont la terrasse évoque le ponton d’un paquebot de croisière amarré à flanc de colline, analogie que souligne une bouée de sauvetage accrochée en façade. Et cette architecture longeant, en surplomb de la Méditerranée, le chemin des douaniers, donne autant accès à un style codifié (façade et plan libres, toit-terrasse, fenêtres en bandeaux, pilotis) qu’à un art de vivre. Jusque dans ses proportions, relativement modestes (moins de 130 mètres carrés de surface), la villa E-1027 affirme en effet une sobriété qui définit, dans son rapport au site et son refus de l’excès, une forme de luxe soutenable. Elle vise désormais à ouvrir de façon permanente au public, sur réservation.

(1) Villa E-1027, Naissance et renaissance d’une icône du XXe siècle, collectif, Éditions du Patrimoine, collection « Monographies d’édifices », à paraître à l’automne.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°567 du 14 mai 2021, avec le titre suivant : La modernité rêvée et retrouvée de la villa E-1027

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