Musée

À quoi sert un musée en 2025 ?

Par Isabelle Manca-Kunert · L'ŒIL

Le 17 juillet 2025 - 1954 mots

Suivant l’évolution de la société, les musées d’aujourd’hui tendent à se moderniser en offrant au public un usage différent à la recherche du plaisir. Envisagés de plus en plus comme des tiers-lieux, ils repensent la culture à l’aune du vivre-ensemble.

Don du sang dans les salles du Musée des beaux-arts d'Orléans. © Musées d’Orléans
Don du sang dans les salles du Musée des beaux-arts d'Orléans.
© Musées d’Orléans
Le café du musée Abby à Courtrai, lieu de détente et d'échanges. © Abby Museum/Ville de Courtrai
Le café du musée Abby à Courtrai, lieu de détente et d'échanges.
© Abby Museum / Ville de Courtrai

Impossible de passer à côté d’Abby Kortrijk, le musée d’arts plastiques, de Courtrai, en Belgique. Pour sa refonte, l’établissement s’est en effet doté d’une spectaculaire pyramide tronquée en briques sombres qui dialogue étonnamment bien avec le musée originel. Signe des temps, cette belle extension n’a toutefois pas été érigée pour déployer la collection de la cité flamande – des salles d’exposition ont été excavées en sous-sol –, mais pour enrichir le site de nouvelles fonctions. « Nous avons choisi d’y installer un café, explique sa directrice, Sarah Keymeulen, qui, en réalité, est bien plus qu’un café ; c’est un tiers-lieu. Des associations peuvent venir y cuisiner ou organiser des événements. Nous avons profité du chantier de rénovation pour repenser entièrement notre identité en prenant comme point de départ la question : quelle doit être la mission d’un musée au XXIe siècle ? » L’institution qui se définit comme un hub culturel a ainsi été conçue comme un lieu de vie très ouvert. Si les salles d’exposition ferment à 18 h, les autres espaces accueillent le public jusqu’à 22 h, de manière on ne peut plus informelle. « Il y a encore beaucoup de gens qui ne se sentent pas à leur place au musée, c’est pourquoi nous avons créé un endroit décontracté, où chacun se sente à l’aise. Nous voulons être une maison ouverte, conviviale d’où l’aménagement par l’artiste Rinus Van de Velde d’un salon accessible sans billet où l’on peut simplement venir boire un verre ou organiser une activité cool. » À l’étage, la chapelle d’antan a été transformée en atelier ouvert aux scolaires, aux enfants venant fêter leur anniversaire, aux artistes cherchant un espace de coworking, mais aussi à des associations désireuses de proposer des activités créatives. En face, l’ancien dortoir a volontairement été laissé entièrement vide pour que les usagers se l’approprient et y programment les activités de leur choix : club de lecture, débats, réunions d’associations d’aides aux immigrés, ou encore cours de yoga. « La question du public est fondamentale, car nous souhaitons qu’il soit co-créateur du musée, notamment de sa programmation. Notre deuxième exposition sur le thème du sacré et des rites sera d’ailleurs réalisée en collaboration avec différentes communautés. » Établissement étonnant par son fonctionnement autant que par son positionnement, Abby (comme on le nomme) est emblématique – symptomatique diront ses détracteurs –, de la nouvelle philosophie que se fait jour dans le monde des musées [voir ci-dessous].

Qu’est-ce qu’un musée ?

La question a de quoi surprendre tant la définition de cette institution pluriséculaire semble couler de source. Longtemps l’affaire semblait entendue : un musée, c’est un lieu qui conserve des œuvres et des objets pour les étudier et les mettre à disposition du public. Or cette définition basique ne fait plus consensus. Il suffit, pour mesurer l’évolution du concept, de se remémorer les vifs débats qui ont émaillé la tentative de redéfinition voulue par l’Icom (Conseil international des musées). En 2022, au terme d’âpres échanges entre les tenants d’une vision classique et d’acteurs au discours militant, l’Icom a décrété une voie médiane. Pour l’Icom, le musée est « une institution au service de la société […] accessible et inclusi[ve], il encourage la diversité et la durabilité […] et offre à ses publics des expériences variées d’éducation, de divertissement, de réflexion ». Qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, la fonction du musée est donc clairement en train de changer. Et de se politiser. C’est la conclusion d’une révolution commencée dans les années 1960. « À partir de cette époque, il y a eu un mouvement de critique très fort du musée tel qu’il s’était construit depuis le XIXe siècle, comme un lieu renfermé sur lui-même, poussiéreux et élitiste », résume Serge Chaumier, professeur des universités, responsable du master Expographie-Muséographie à Arras. « La question des publics s’impose ainsi progressivement dans ce secteur. Et plus largement dans la culture qui traverse alors une crise de perte de sens. » Petit à petit s’implante ainsi l’idée que le musée ne doit plus être exclusivement un lieu de délectation et de connaissance, mais il doit proposer d’autres activités pour mieux cadrer avec les attentes des visiteurs dans leur pluralité. « Les publics, notamment les jeunes générations, viennent moins pour apprendre et avoir une “école bis” que pour vivre autre chose, se retrouver et partager. »

Un lieu expérientiel
La Cabane, le nouvel espace de jeu, de lecture et de créativité du Musée des beaux-arts de Lyon. © Muriel Chauvet
La Cabane, le nouvel espace de jeu, de lecture et de créativité du Musée des beaux-arts de Lyon.
© Muriel Chauvet

C’est en effet une tendance de fond : le musée est de plus en plus perçu comme un terrain de jeu où vivre des expériences originales. Jusqu’à une date récente, cette dimension ludique (visite contée ou costumée, fête, atelier créatif, danse, etc.) ne s’adressait qu’aux enfants. Signe de l’évolution des envies des usagers, ou de l’infantilisation générale de la société diront certains, ces propositions sont désormais déclinées en version pour les adultes. Un engouement qui s’explique sans doute également par la surfréquentation des grandes institutions qui dégrade les conditions de visite. Alors qu’il est possible de « voir » pratiquement toutes les œuvres dans des conditions extrêmement confortables chez soi, grâce aux sites de visite virtuelle, il faut que « l’effort » de se déplacer soit récompensé par un supplément d’âme. « Aller au musée, ce n’est plus uniquement aller voir des œuvres ; c’est vérifier son encyclopédie personnelle, l’expérimenter, la mettre au défi », analyse Dominique Poulot, professeur émérite, spécialiste de l’histoire des musées. Le Louvre-Lens, qui a été pionnier dans les modes d’adresses atypiques à destination des publics éloignés de la culture, propose par exemple des cafés potagers sur le thème de la biodiversité, des rencontres littéraires, ou encore des visites d’expositions suivies d’un temps de partage autour de l’œnologie. Cette tendance, il y a encore peu cantonnée aux grands établissements, irrigue désormais la programmation de petites structures. À l’image du Musée de l’Oise, à Beauvais, qui permet de découvrir une œuvre en dessinant dans les salles, ou par le biais d’un atelier philo ou encore durant une séance de sophrologie. Plus largement la danse, le yoga et la méditation face aux œuvres sont même devenus, en cinq ans à peine, un passage obligé. Une tarte à la crème sur le menu des musées qui fournissent presque tous désormais des visites à la carte. « Il y a un phénomène d’intermédialité tout à fait nouveau, c’est la mobilisation de tous les sens et plus uniquement de la vue, constate Dominique Poulot, cela passe par le fait de prendre en considération le corps par la danse, l’exercice physique, mais aussi l’ouïe en convoquant, par exemple, la musique comme l’a fait le Quai Branly, à Paris, avec son initiative de musée résonnant. » Dans un autre registre, le Musée des beaux-arts – Antoine Lécuyer, de Saint-Quentin (Aisne) a implanté des stations olfactives qui restituent les odeurs du XVIIIe siècle face aux portraits de cette époque. Fin mai, le Musée des beaux-arts de Lyon inaugurait un espace qui condense tous ces tropismes : la cabane. Décrit comme un « un lieu convivial ludique et créatif » qui accueille sur 120 m² tous les publics, c’est un « lieu de détente et d’expérimentation en lien avec le thème du bois, de l’arbre et de la forêt », où les visiteurs peuvent découvrir un « arbre sensoriel où sentir, regarder, toucher, avec des tables de jeu […], un coloriage géant collectif, des reproductions grand format d’œuvres devant lesquelles se faire photographier ».

Une place publique

La dimension participative qui gagne les musées est parfois critiquée car d’une part elle dévoierait l’institution de sa mission première et d’autre part les résultats de ces expériences seraient assez peu intéressants. « L’enjeu de ce type de démarche, c’est de faire du lien, de susciter des démarches créatives. L’important, ce n’est pas tant le résultat que le processus : le fait que les gens aient du plaisir à créer, à partager, qu’ils se questionnent, qu’ils soient acteurs. Mais aussi de recréer les conditions du vivre ensemble », avance Serge Chaumier. Cette dernière préoccupation connaît en effet un essor spectaculaire qui se manifeste dans la revendication du musée comme un lieu citoyen. Cette dimension se matérialise de manière très variée qu’il s’agisse de venir donner son sang au milieu des œuvres à Orléans, de retaper et recycler des objets dans un « Repair musée » aux Arts et Métiers, de suivre un cours de féminisme et de théorie du genre à Lille, ou de se sensibiliser à l’écologie à Orsay. Preuve de cet engouement chez les professionnels du secteur : le château de Versailles organisait en juin la 2e édition des rencontres « Musées Citoyens ». Tandis que le Louvre propose des visites pour les professionnels du champ social dont les objectifs sont de « s’approprier le musée comme lieu d’échanges et de réflexions, et d’inclure le débat citoyen dans la visite du musée ». De plus en plus d’initiatives tentent de positionner l’institution comme un outil d’inclusion, à l’instar du Musée des beaux-arts de Rennes qui vient d’ouvrir une antenne dans une tour HLM d’un quartier sensible. Ce projet, qui s’inscrit dans une campagne de rénovation urbaine, est une opération totalement assumée de démocratisation culturelle et d’intégration. L’entrée du musée est gratuite et, chaque année, une exposition sera réalisée en collaboration avec les habitants. Cet enjeu des musées comme place publique se traduit non seulement dans la philosophie de leur programmation, mais aussi de plus en plus dans leur organisation spatiale. « L’idée du musée comme tiers-lieu est en effet en train de s’imposer, avec un peu de retard par rapport aux bibliothèques ou aux centres d’art, comme le Lieu Unique à Nantes ou le Centquatre à Paris, remarque Serge Chaumier, les visiteurs, notamment les jeunes générations, plébiscitent ces logiques de transversalité, de lieux mixtes moins guindés, qui offrent une hybridité de fonctions et une plus grande mixité. » Cette tentation du tiers-lieu se matérialise par exemple par l’essor des espaces hors douane dans les musées, tels l’Atrium à Lille ou la Médiathèque du Louvre-Lens. Mais plus encore aux Champs-Libres à Rennes qui rassemblent sous un même toit une médiathèque, le Musée de Bretagne, l’Espace des Sciences et des espaces de rencontres. Ces derniers permettent entre autres à des groupes de se retrouver pour « partager un intérêt commun » tel que « les clubs de lecture, l’apprentissage de langues étrangères, les groupes de parole, les jeux de société ». S’il répond certainement à un désir, le tournant choral du musée s’explique par ailleurs par une quête de légitimité. « Alors qu’un nombre très important de lieux sont quasiment vides en dehors des grandes expositions, se pose forcément la question de leur coût et de leur avenir », analyse Dominique Poulot. Se réinventer pour mieux subsister en quelque sorte !

Abby, un tiers-lieu expérimental 

Établissement aux collections hétéroclites rassemblées dans une ancienne abbaye, le musée de Courtrai a choisi de faire sa mue sous le signe de l’inclusion et du participatif. Pas de parcours permanent, mais deux expositions par an, explorant des sujets à forte résonance contemporaine. « Avec l’exposition inaugurale “Folklore”, nous voulions questionner nos identités changeantes et multiples », précise Sarah Keymeulen, la directrice. Abby offre aussi à ses visiteurs des espaces chaleureux en accès libre et une petite galerie d’art abordable. Ses équipes dont un community builder travaillent étroitement avec des scolaires et des associations sociales, avec pour objectif que « le musée prenne activement sa place dans la société et devienne un tiers-lieu où les gens se rencontrent et débattent de manière respectueuse, mais animée, de sujets d’actualité. Nous voulons être un lieu expérimental où le public éloigné s’interroge sur la nature de l’art et soit pleinement co-créateur du lieu. » Un positionnement qui semble fonctionner puisque 11 000 curieux ont franchi le seuil lors du premier mois d’ouverture.

Isabelle Manca-Kunert

 

« F**klore. Reinventing Tradition »,

Abby, Begijnhofpark, 8500 Courtrai (Belgique), jusqu’au 14 septembre, www.abbykortrijk.be

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°787 du 1 juillet 2025, avec le titre suivant : À quoi sert un musée en 2025 ?

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