Archéologie

Les eaux troubles du patrimoine sous-marin

L’Unesco propose un cadre légal à l’exploitation des ressources culturelles subaquatiques

Par Cristina Ruiz · Le Journal des Arts

Le 21 décembre 2001 - 1788 mots

Après plus de onze ans de réflexion, l’Unesco a rédigé une convention pour la protection des sites sous-marins – épaves comprises – dans les eaux territoriales et internationales. Approuvé par 87 pays, le texte définit les droits et les devoirs des gouvernements relatifs à l’exploration, à la protection et à l’exploitation des ressources culturelles subaquatiques. Si ce document incarne une volonté internationale visant à proposer un cadre légal, le refus de la France, de la Grande-Bretagne et des États-Unis d’adopter la convention nuit à l’efficacité de ce nouveau traité, alors qu’on estime à quelque trois millions le nombre d’épaves méconnues dispersées dans le monde.

LONDRES (de notre correspondante) - En octobre, la société allemande Sea Explorer AG, dirigée par Klaus Keppler, a mené à bien sa première opération de récupération sur l’épave du Cimbria, un paquebot de grande ligne allemand coulé en 1883 et reposant actuellement dans les eaux internationales à quelque 30 milles au nord-ouest de l’île allemande de Borkum. Près de 2 millions de deutsche Marks (6,7 millions de francs) auront été nécessaires pour remonter des pièces de porcelaine restées dans les soutes du bateau, mais une grande partie du trésor gît encore sous l’eau et Keppler entend reprendre l’opération en mai 2002 : “Nous espérons trouver entre 30 et 50 tonnes de pièces de porcelaine. Plus nous avançons à l’intérieur de l’épave, moins les pièces que nous trouvons sont endommagées.” Ces objets proviennent de plusieurs manufactures allemandes telles Meissen, Schwalb, Schlackenwerth et C&M Carlsbad. Il est probable qu’à bord du Cimbria se trouve également un coffre rempli de pièces d’or appartenant à Moritz Strauss, fabricant allemand de jouets qui se rendait à New York. “Si nous trouvons l’or, nous essaierons de négocier un arrangement avec la famille Strauss. L’argent ne nous appartient pas, mais nous espérons qu’une partie du butin nous sera offerte en récompense.” Dès qu’elles seront présentables, il souhaite vendre aux enchères les pièces trouvées à bord et rembourser ainsi les frais de l’opération. Reposant hors des eaux territoriales allemandes, l’épave du Cimbria n’était alors protégée par aucune législation. En effet, il n’existait aucun régime légal général pour la protection des sites sous-marins dans les eaux internationales. C’est pourquoi, légalement, rien n’a interdit à Keppler de disposer des objets sur l’épave. Quiconque – particulier ou gouvernement – réclamerait un droit sur le Cimbria devrait porter l’affaire devant un tribunal national. S’il a prévu une exposition à Hambourg présentant l’histoire de l’épave ainsi que quelques-uns des objets trouvés, Keppler n’a fait appel à aucun archéologue durant l’opération de sauvetage. Appâtées par l’aspect financier, les sociétés comme Sea Explorer AG relèguent au second rang l’intérêt scientifique d’une telle découverte pour les archéologues et pour le public. Or, les témoignages du passé, prisonniers d’épaves méconnues dispersées aux quatre coins du monde, constituent une somme de données inestimable qui n’attendent que d’être étudiées. Alors que les technologies d’exploration en haute mer ne cessent de se perfectionner, de plus en plus de sociétés privées de récupération voient le jour dans le dessein de localiser des épaves et de récupérer les objets qu’elles contiennent. Le coût des opérations de récupération en haute mer a décidé de nombreux gouvernements, dont celui de la Grande-Bretagne, de Cuba et de plusieurs pays du Sud-Est asiatique, à collaborer avec des sociétés privées – une collaboration que nombre d’archéologues jugent inacceptable.

Une convention problématique
Afin de protéger les épaves échouées dans le monde entier, l’Unesco vient d’adopter une nouvelle convention pour la protection du patrimoine culturel subaquatique. Définissant les ressources sous-marines comme “toute trace d’une existence humaine présentant un aspect culturel, historique ou archéologique, et étant partiellement ou totalement recouverte par les eaux, de manière périodique ou constante, depuis au moins cent ans”, la convention appelle les États à “préserver le patrimoine culturel subaquatique pour le bienfait de l’humanité”, et remarque que “la préservation in situ du patrimoine culturel subaquatique” est la “première option à envisager avant d’autoriser ou d’engager des activités relatives à ce patrimoine”. Ainsi, le 2 novembre, 87 pays, dont l’Argentine, l’Australie, le Canada, la Chine, l’Égypte, l’Italie, le Japon, le Mexique, la Nouvelle-Zélande, le Portugal, la Corée du Sud, l’Afrique du Sud et l’Espagne, ont voté en faveur de la convention lors de la conférence générale de l’Unesco, ce qui a suffi pour assurer l’adoption du dossier. Quatre pays – la Russie, la Norvège, la Turquie et le Venezuela – ont voté contre la convention, tandis que la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne, les Pays-Bas, Israël, le Brésil, l’Uruguay, le Paraguay et l’Arabie Saoudite se sont abstenus. Bien qu’ils ne fassent pas partie de l’Unesco et qu’ils ne soient, par conséquent, pas habilités à voter, les États-Unis étaient tout de même invités à ratifier la convention. Cependant, la délégation américaine a fait savoir que son pays “ne pouvait pas l’accepter” en raison “d’objections à plusieurs clauses fondamentales”. Or, la convention de l’Unesco ne concerne que les ressortissants et les vaisseaux des États qui l’ont signée. Avant d’entrer en vigueur, elle doit recevoir le soutien de certains pays clés, dont les États-Unis – d’où sont menées la plupart des opérations de sauvetage – et le Royaume-Uni – plaque tournante du marché de l’art, mais aussi pays où de nombreuses sociétés de sauvetage ont leur siège. La convention stipule qu’il revient à chaque gouvernement d’interdire ou d’autoriser les activités de sauvetage à condition que les opérations soient menées en respect des principes de la convention. Les puissances maritimes comme les États-Unis, la Russie et plusieurs pays de l’Europe occidentale se sont toujours positionnés en faveur d’un maximum de liberté et d’un minimum de juridiction dans les eaux internationales. Les pays qui ont signé la convention pourraient maintenant se retrouver en conflit avec les pays non-signataires.

L’une des difficultés que rencontrent les États-Unis et le Royaume-Uni concerne la question de l’immunité souveraine sur les vaisseaux d’État et la concurrence présumée entre la convention de l’Unesco et la convention des Nations unies sur la loi de la mer (Unclos), entrée en vigueur en 1994 et comptant pour l’instant 136 signataires. L’Unclos définit déjà un cadre pour l’attribution des compétences juridictionnelles, des droits et des devoirs au sein des États, et équilibre au mieux les intérêts des pays par le contrôle des activités menées au large de leurs côtes, mais aussi les intérêts de tous les pays par le respect de la liberté d’exploitation des espaces maritimes. Par ailleurs, l’Unclos réitère le principe d’immunité souveraine selon lequel les États membres gardent le contrôle sur les navires de guerre, les sous-marins et les avions abîmés, sauf s’ils déclarent expressément leur abandon. Selon un représentant britannique, la convention de l’Unesco aurait tendance à bafouer ce principe puisqu’elle accorde davantage de droits à l’État riverain qu’à l’État du pavillon. Or, pour les pays ayant une présence maritime historiquement forte, la question de l’immunité souveraine est primordiale. L’obligation pour les États riverains de contrôler le patrimoine culturel subaquatique dans un périmètre de 200 milles au large de leurs côtes pose également un problème pour plusieurs pays car, selon eux, cette mesure équivaut à une extension de juridiction qui pourrait être en désaccord avec les stipulations de la loi Unclos et, de ce fait, rompre l’équilibre instauré par cette loi.

Des conditions jugées trop strictes
Même si certains archéologues ne s’opposent pas, en théorie, à des missions commerciales de sauvetage, la plupart d’entre eux estiment cependant que les normes scientifiques relatives à la récupération, appliquées par les sociétés privées, ne sont pas acceptables. L’annexe à la convention de l’Unesco prévoit donc des principes visant à réguler toutes les missions d’archéologie et de sauvetage subaquatiques des pays signataires. Le texte stipule que, même si “la préservation in situ doit être la première option envisagée”, “un projet d’intention” définissant “un programme de conservation pour les objets” et “une politique d’entretien et de gestion du site” doit être rédigé lorsque des objets sont découverts. Il exige également que suffisamment de fonds soient réunis afin d’assurer la faisabilité du projet avant le début de la mission, mais aussi une documentation exploitable des objets récupérés. Les objets sortis d’une épave “devront, autant que possible, être conservés ensemble et intacts sous forme de collection pour en garantir l’accès aux professionnels et au public”. Selon la délégation britannique, ces directives trop restrictives seront inapplicables : “Les procédures pour la protection des objets archéologiques subaquatiques adoptées dans l’annexe sont les mêmes que celles suivies par le Royaume-Uni concernant la désignation des sites qui accueillent des épaves dans ses eaux territoriales et intérieures. Cependant, le texte oblige les États signataires à étendre ces normes de protection très élevées à tous les objets archéologiques subaquatiques conservés sous l’eau depuis plus de cent ans. On estime qu’il existe environ 10 000 épaves abîmées dans les eaux territoriales du Royaume-Uni et il ne serait pas possible, ni même souhaitable, d’étendre la protection légale à chacune d’entre elles. Le Royaume-Uni est convaincu qu’il serait préférable de concentrer ses efforts et ses moyens sur la protection des exemples les plus importants et les plus remarquables du patrimoine culturel subaquatique. Il serait tout simplement impossible de mettre en application les règlements prévus par l’annexe pour chacun des quelques milliers de sites qui accueillent des épaves.”

Profitant de cette aubaine, les maisons de vente ne tarderont pas à encourager la création d’un nouveau marché pour les objets remontés des fonds sous-marins. Selon Colin Sheaf, directeur du département d’art asiatique chez Bonham’s à Londres, “les maisons de vente vont essayer de plus en plus d’orienter leur marketing vers un public le plus vaste possible car il est bien évident que le marché des collectionneurs confirmés ne sera jamais assez étendu pour absorber toute la cargaison d’un cargo”. En 1986, il a présidé, chez Christie’s, à la vente de la cargaison du Nanking à Amsterdam ; tous les lots ont été vendus et le produit de la vacation s’est chiffré à 10 millions de livres. “Le plus important, lorsque l’on fait la promotion de la cargaison d’une épave, est de convaincre le public qu’il s’agit d’un événement exceptionnel, unique, et que l’occasion d’acheter ce fragment précis de l’histoire ne se représentera jamais”, explique-t-il. Lorsque les maisons de vente exploiteront le filon de ce nouveau marché, les archéologues redoubleront de véhémence pour convaincre tous les pays de signer la convention de l’Unesco. Les ayants droit potentiels, y compris les États, seront toujours plus nombreux à revendiquer la propriété des épaves et de plus en plus de litiges se régleront devant les tribunaux. “En fin de compte, les négociations [portant sur la rédaction de la convention] auront avant tout concerné les questions de valeurs et de points de vue différents absolument incompatibles. À présent, nous disposons d’un cadre et d’une base pour la négociation diplomatique”, conclut James Nafziger, professeur de droit.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°139 du 21 décembre 2001, avec le titre suivant : Les eaux troubles du patrimoine sous-marin

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