Mémorial

En Guadeloupe, la mémoire des esclaves

Inauguré le 10 mai en Guadeloupe par le président de la République, le « Mémorial ACTe » entend incarner la mémoire de la traite négrière sans sombrer dans le lamento.

Par Bérénice Geoffroy-Schneiter · Le Journal des Arts

Le 2 juin 2015 - 1194 mots

Inauguré le 10 mai à Pointe-à-Pitre par le président François Hollande, le « Mémorial ACTe » est le premier musée français consacré à l’histoire de la traite négrière. Le bâtiment signé Pascal Berthelot allie la solidité du granit noir à la légèreté d’une résille en acier. Le parcours permanent tente, quant à lui, de faire revivre le choc émotionnel et physique de l’esclavage.

POINTE-À-PITRE (GUADELOUPE) - « N’oubliez jamais que lorsque vous foulez le sol de Guadeloupe, vous marchez sur des os d’esclaves ! », a lancé, le jour de l’inauguration à Pointe-à-Pitre du « Mémorial ACTe », la photographe guadeloupéenne Migail Montlouis-Félicité. Pour rien au monde cette artiste engagée n’aurait raté ce rendez-vous avec l’Histoire : l’inauguration d’un lieu hautement symbolique rappelant combien la traite négrière constitua l’un des crimes les plus abjects de l’humanité. Tout aussi palpable était l’émotion de la chorégraphe et danseuse Chantal Loïal, de la compagnie Difekako, dont le spectacle sur la « Vénus hottentote », On t’appelle Vénus, dénonce avec vigueur l’exploitation d’un être humain par un autre, l’humiliation et la souffrance qui en découlent. Aussi, les deux femmes n’étaient pas peu fières de lever les yeux vers ce long bâtiment de fer, de verre et de béton conçu par l’architecte Pascal Berthelot et les membres de son équipe.

Un geste architectural et muséographique fort
S’étirant en bordure du littoral de Pointe-à-Pitre, sur l’emplacement même de l’ancienne usine sucrière Darboussier, le Mémorial ACTe a des allures de serpent surmonté d’une résine métallique, étincelante de jour comme de nuit. « Des racines d’argent sur une boîte noire », tels sont les mots de Victorin Lurel, le président de la Région Guadeloupe, qui lança ce projet en 2004. Des mots qui décrivent le contraste saisissant entre ces façades de granit sombre constellées d’éclats de quarts (symbolisant les millions d’âmes victimes de cet odieux trafic) et cette dentelle en aluminium anodisé qui évoque la quête des origines mais aussi l’élan de la vie. Édifier un monument d’une telle ampleur n’a guère été chose aisée, si l’on en croit les architectes. « Il a fallu composer avec les attaques de l’air marin, les éventuels cyclones et secousses sismiques », soulignait ainsi Pascal Berthelot, en Guadeloupéen habitué aux aléas climatiques de son île. Véritable prouesse technique, une longue passerelle s’élevant à 11,5 mètres du sol – et qui n’est pas sans rappeler celle du MuCEM à Marseille ! – relie ainsi le Mémorial ACTe au Morne Mémoire, un espace de recueillement découvrant un panorama exceptionnel sur la baie et la ville.

Immersion du visiteur
Situé dans le quartier populaire (« déshérité », diront certains) du Carénage, à quelques encablures du port, le bâtiment se veut donc résolument tourné vers le présent, ancré dans la vie. « Ce n’est pas un musée au sens patrimonial et figé du terme, mais plutôt un centre d’interprétation et de réflexion pour sensibiliser l’opinion à l’histoire de l’esclavage et à ses prolongements contemporains », souligne ainsi l’anthropologue Thierry L’Étang, qui a sélectionné et les objets et documents propres à étayer son discours scientifique et procédé à leur acquisition. On peut toutefois regretter que certains musées, français ou étrangers, n’aient pu être sollicités pour prêter quelques-unes de leurs pièces. « Nous souhaitions conserver notre totale indépendance », se défend Thierry L’Étang, qui a réussi à convaincre des collectionneurs privés de lui céder, pour la bonne cause, certains de leurs plus beaux objets…

Scandé d’écrans vidéo, mêlant pièces anciennes (pendentifs en or précolombiens, objets rituels Taïnos, proues de navires négriers, fouets et chaînes d’esclaves du XIXe siècle…) et œuvres d’artistes contemporains (dont la magnifique installation L’Arbre de l’oubli du Camerounais Pascale Marthine Tayou), le parti pris muséographique se veut néanmoins chronologique et didactique tout à la fois. Après avoir franchi le patio central et tourné autour de son « poto mitan » (un gigantesque arbre de métal évoquant les racines du peuple guadeloupéen), le visiteur pénètre dans l’une des boîtes noires où se déploient, sur 1 500 mètres carrés, les temps forts de l’histoire des Antilles et des Amériques, du début du XVIIe siècle à nos jours. « À partir d’un programme très structuré, nous avons développé des scénographies destinées à surprendre le public. Nous souhaitions lui communiquer physiquement des impressions, l’immerger immédiatement au sein du sujet pour l’informer sur une histoire puissante sans nécessairement passer par trop de lectures fastidieuses », expliquent ainsi Véronique Rozen et François Confino, les deux muséographes retenus pour le projet. C’est donc par flashs émotionnels que le visiteur appréhende l’histoire de la traite négrière et ses douloureuses ambiguïtés. En préambule, quatre vidéos racontent autant de destins singuliers : celui de Jean le Portugais noir, qui voyagea sur le même navire que Christophe Colomb en 1492 ; de Jean Garrido le conquistador noir, qui participa à la répression de la révolte des Taïnos et prit part à la conquête de Cuba ; de Francis le Wolof, capturé dans son village natal du Sénégal et qui ira rejoindre la troupe des rebelles ; de Louis le Marron, mulâtre chrétien qui épousera une Kalinago des Caraïbes…
L’évocation quelque peu « hollywoodienne » d’un bateau de pirate est là pour nous rappeler que les corsaires participèrent allègrement à ce trafic à grande échelle. Inachevé lors de l’inauguration présidentielle, un dispositif scénique devrait matérialiser la douleur physique d’être confiné dans l’obscurité d’une cale de navire, avant d’être ébloui par la lumière du grand jour et d’être marqué – symboliquement – par un tatouage… Mais ce sont peut-être les œuvres des artistes en elles-mêmes qui véhiculent le plus d’émotion. On retiendra, par exemple, la lumineuse installation du Guadeloupéen Bruno Pédurand, qui évoque le ventre d’un navire conduisant vers une liberté retrouvée, mais toujours à reconquérir…

Sur fond de polémiques, un outil de mémoire
Rappeler les heures sombres du passé pour réparer les traumatismes et les blessures, tel est également l’enjeu politique du Mémorial ACTe, qui dépasse de bien loin les ambitions traditionnelles d’un musée. En témoigne cet espace de recherches généalogiques où chaque visiteur pourra retrouver la trace de ses ancêtres, nés pour la plupart en servitude. À ceux qui dénoncent le coût exorbitant du bâtiment (83 millions d’euros, dont 40 apportés par la Région Guadeloupe, gravement touchée par le chômage des jeunes), l’historien Frédéric Régent (auteur de Libres et sans fers, Paroles d’esclaves, éd. Fayard, 2015) oppose une satisfaction teintée d’optimisme. « J’ai été agréablement surpris par le discours scientifique et la muséographie de ce lieu. Le résultat est à la hauteur des enjeux. Grâce à cet outil de mémoire, les Guadeloupéens vont se réapproprier leur histoire familiale. »

Plus prosaïquement, la Région Guadeloupe espère aussi redorer son blason touristique et culturel et attirer, grâce à ce paquebot de verre et de métal, quelque 300 000 visiteurs par an. Expositions temporaires, colloques, spectacles et congrès, sans oublier un restaurant gastronomique (!), devraient satisfaire les exigences de cette nouvelle clientèle…

MÉMORIAL ACTE

Budget total du projet : 83 M€, cofinancés par la Région Guadeloupe, l’État et l’Europe
Coût du bâtiment : 47, 99 M€
Surface : 7 124 m2, dont 2 500 m2 consacrés aux espaces d’expositions permanentes et temporaires
Nombre de pièces : environ 500 objets patrimoniaux, 25 œuvres contemporaines

Mémorial Acte

Centre caribéen d’expressions et de mémoire de la traite et de l’esclavage, Darboussier, rue Raspail, Pointe-à-Pitre, Guadeloupe, www.memorial-acte.gp. Ouvert au public à partir du 7 juillet.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°437 du 5 juin 2015, avec le titre suivant : En Guadeloupe, la mémoire des esclaves

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