Cinéma - Société

Que restera-t-il du cinéma ?

Par Pascal Ory · Le Journal des Arts

Le 30 janvier 2021 - 650 mots

Assister en direct à la mort d’un art. Fait rarissime. S’est-il même jamais produit ?

Ancien cinéma. © Herm / Pixabay License
Un ancien cinéma.
© Herm

Aux alentours de 1913, une crainte ou une conviction régnait un peu partout dans le monde occidental : le théâtre allait mourir, remplacé par le cinématographe. Sans prononcer le nom de l’assassin, c’est contre cette hypothèse que Jacques Copeau écrivit son Manifeste dit « du Vieux-Colombier ». Il y démontrait que, sans doute, un certain théâtre – que ce catholique populaire voyait comme naturaliste, vulgaire et bourgeois –, avait des soucis à se faire, mais qu’il suffisait que l’on revînt aux fondamentaux de ce que nous appelons aujourd’hui le « spectacle vivant » – des corps sur un tréteau nu – pour que l’essentiel fût préservé. La tragédie qui se déploie depuis un an sous nos yeux, confirme, sur ce point, la leçon de 1913. Obstinément fermées, les salles de théâtre, de concert ou de ballet ont vocation à rouvrir, parce qu’elles apportent aux sociétés modernes une émotion unique, qui ne se confond pas avec les autres (l’émotion plastique, verbale, sonore…). Mais cette survie, le théâtre l’a payée en perdant l’essentiel du rôle social et politique qu’il avait conquis depuis trois siècles, face au déclin du religieux et à l’émergence d’une nouvelle religion civile (révolutionnaire, totalitaire, aujourd’hui populiste). On pressent que le secret d’une survie est là : aujourd’hui le « spectacle » est partout, mais pour le « théâtre », comme disait Paul Claudel à propos de la tolérance, il y a des maisons pour ça.

Dès lors, on voit ce qui guette le cinéma : sa mort programmée, rongé qu’il est de l’intérieur par son virus apparenté, dénommé « audiovisuel ». Considérez les médias : sous nos yeux ce n’est pas la « presse écrite » qui meurt, c’est la presse imprimée ; l’écrit, lui, triomphe partout – malheur aux illettrés, dans le monde d’Internet – mais sur écran : c’est tout à fait autre chose, un retour au volumen (lecture sur rouleau) après des siècles de codex (lecture d’un texte relié). La pandémie de 2020 (et 2021, et…) n’a rien fondé, mais elle a accéléré des tendances. Ici elle a accéléré le passage massif à la vidéo à la demande et à la série (qui n’est même plus « télévisuelle »), et donc la fermeture de la salle. Or le cinéma c’est d’une part une salle, un grand écran, les corps, à la fois réunis et séparés, d’un public ; et d’autre part un film, œuvre faite d’un seul tenant et non pas série – le cinéma fut éphémèrement « à épisodes », il y a un peu plus d’un siècle, mais, justement, il y a renoncé. L’audiovisuel, c’est autre chose : une offre permanente, un accès permanent, individualisé, à partir d’un lieu privé, un privilège à la série et, à la place du réalisateur, le showrunner , scénariste, ordonnateur, égalisateur : l’exact opposé de la Nouvelle Vague.

Et c’est là que l’éternel partenaire de la culture, l’économie, pourrait donner le dernier coup. La « production » d’un roman ou d’un spectacle de cabaret est un engagement financier autrement plus léger que celui d’un film. Et aujourd’hui la production proprement cinématographique est exsangue. L’argent est entre les mains des plateformes (il y a beaucoup de sens dans ce glissement du mot « salle » à celui de « plateforme »), qui ne fabriqueront plus guère que des produits destinés à l’audiovisuel, dont la version gonflée sortira – à la même date… – sur ce qui restera du grand écran.

Moins des ruines, donc, que de beaux restes : culturellement le cinéma de salle, donc de « sortie », survivrait comme une variété de spectacle vivant ; géographiquement le fameux petit village gaulois que le monde nous envie continuerait à soutenir une production dite indépendante, avec l’argent du CNC [Centre national du cinéma] comme potion magique. Populairement minoritaire, économiquement négligeable, politiquement négligé : une version renouvelée de la jolie marginalité du théâtre. Pour le cinéphile, l’animateur de ciné-club que je fus, ce n’est guère réjouissant. Mais, comme le disait Renan, « il se pourrait que la vérité fût triste ».

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°559 du 22 janvier 2021, avec le titre suivant : Que restera-t-il du cinéma ?

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