Cinéma - Danse & Théâtre

Des corps sur un tréteau nu

Par Pascal Ory · Le Journal des Arts

Le 17 octobre 2021 - 661 mots

Tous les arts, sans exception, ont été fortement secoués par la pandémie, mais, au plus fort de l’épreuve, à écouter ses professionnels, aucun n’était plus violemment mis en danger que le « spectacle vivant ».

Acteur sur une scène de théâtre. Photo Pxhere - CC0 Domaine public
Acteur sur une scène de théâtre.
Photo source : Pxhere

Permettra-t-on à l’auteur de ces lignes de signaler que s’il y avait bien un domaine dont il ne doutait pas un instant que, dès le danger mis à distance, il allait repartir au quart de tour, c’était bien celui-là ? On le permettra d’autant plus qu’avancer cette hypothèse ne vous valait pas, à ce moment-là, que des applaudissements.

C’était pourtant simple : dans un univers réduit provisoirement au virtuel, le retour au corporel ne manquerait pas de susciter la fringale d’un public soumis à une prohibition d’une année et demie. C’est ce que ce pays vérifie en cette rentrée, où les salles de spectacle se retrouvent remplies d’un public qui, au fond, avant même de saluer ou pas le spectacle en question, s’applaudit lui-même d’être de retour.

Il y a un peu plus d’un siècle – en 1913, pour être précis, et la précision compte car elle nous transporte à la veille de la grande catastrophe séculaire de 1914 – un certain Jacques Copeau ouvrait un nouveau théâtre à Paris, rue du Vieux-Colombier, une petite salle inconfortable, loin du quartier des boulevards, et il faisait précéder cette ouverture – l’une des plus grandes dates du théâtre contemporain – d’un texte en forme de manifeste dont on a surtout retenu, et non sans raison, la formule du « tréteau nu ». L’essence du théâtre était là : des corps vivants, sur une scène, en présence d’un public. Sans le dire explicitement, Copeau répondait à la question – en forme de réponse – que la presse et les salons où l’on cause ne cessaient de poser depuis quelques années : le cinématographe allait-il tuer le théâtre ?

L’accident de la pandémie confirme la pertinence de l’intuition de Copeau. Trois raisons, liées l’une à l’autre, peuvent l’expliquer. Sur le court terme d’une génération, il s’agit certainement d’une compensation à l’apparent triomphe du virtuel, que la crise sanitaire a, comme on l’a vu, accéléré : une société rivée à ses écrans éprouve une envie irrépressible de saut à l’élastique. Sur le moyen terme, il apparaît clairement que le spectacle dit « audiovisuel » n’est pas substituable à celui-ci, qui associe lui aussi image et son mais en ajoutant à cette association des dimensions qui, jadis considérées comme des faiblesses voire des handicaps, se trouvent aujourd’hui métamorphosées en autant de forces : le charnel, l’éphémère et l’unique. Enfin, plus au fond, il faut bien en conclure que les corps que nous sommes en dernière analyse – à moins que ce ne fût en première… – ont un besoin en effet « vital » de retrouver d’autres corps, et non pas n’importe où, dans un éther abstrait, mais dans un lieu circonscrit, délimité à cet effet. C’est bien pour ça que l’on a inventé les temples, les salles des fêtes ou les stades – au reste, on sait que tous ces types de lieu tendent à se confondre, les « meetings » politiques tout comme les concerts populaires pouvant s’y tenir indifféremment. Aucune société ne peut se passer de cette exhibition.

Voilà pourquoi tout ce qui précède conduit, en revanche, à une conclusion exactement opposée au ressenti douloureux des professionnels du théâtre, de l’opéra ou de la danse : leur avenir est assuré. Ceux qui ont du souci à se faire, ce sont les professionnels du cinéma, lâchés par Hollywood mais, plus gravement, lâchés par une part croissante du public. Le grand moteur des Temps modernes est facile à nommer : l’individualisme. Appliqué à notre objet il fait de chacun des sujets modernes un programmateur en puissance. Podcast, replay, vidéo à la demande : chacun d’entre nous se substitue insensiblement à tous ces administrateurs de programmes qui faisaient jusque-là de la « radio », de la « télévision », de l’« exploitation » cinématographique. Comme toutes les grandes crises, la pandémie n’aura été l’origine de rien : elle n’aura fait qu’éclairer d’un jour un peu plus cru le sens du chemin.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°575 du 15 octobre 2021, avec le titre suivant : Des corps sur un tréteau nu

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