Musée

Le musée : lieu de réconciliation du sensible et de l’intelligible

Par Hervé Barbaret · lejournaldesarts.fr

Le 24 mai 2022 - 1990 mots

Hervé Barbaret, le directeur de France Museum, invite à repenser le musée en combinant émotion et raison.

Hervé Barbaret © Photo Angèle Dequier / Musée du Louvre
Hervé Barbaret
© Photo Angèle Dequier / Musée du Louvre

Il était une fois deux personnages : Sensible et Intelligible. Sensible estimait que nos cinq sens constituent le moyen privilégié de connaître la réalité du monde. Intelligible, au contraire, ne croyait qu’aux facultés de l’intelligence pour accéder à la vérité. La philosophie occidentale en avait fait deux frères ennemis. Platon siffla la fin de la récréation : Intelligible montait sur un piédestal tandis que Sensible était mis au coin. Ses amis les poètes étaient expulsés de la cité.  Au mieux, Sensible était subordonné à Intelligible : Aristote concédait que l’expérience des sens nourrissait la démarche scientifique.

La pensée chrétienne, « platonisme pour le peuple » selon Nietzche, a ancré pour des siècles ce rôle ingrat confié à Sensible. Pourtant il ne faut pas être grand clerc pour se rendre compte de la puissance d’impression que pouvait donner au plus grand nombre Sensible, par le spectacle de la nature et plus encore par l’art. L’église catholique s’en est emparée. Prise entre le marteau d’un protestantisme érudit chassant Sensible de ses temples et l’enclume de la critique luministe, Chateaubriand a mis en lumière « le génie esthétique millénaire qui a fait d’elle l’académie d’une œuvre d’art totale ». Dans le combat qui a permis à la République de devenir pleinement laïque, ce rapprochement de l’art et de l’église s’est révélé hasardeux. Vae victis, l’art devenait suspect.
La scène était posée : face à face, d’un côté, Intelligible, son alliée Raison et ses bataillons de scientifiques, de l’autre, Sensible, son alliée Passion et une armée d’artistes.

C’est au cœur de ce conflit qu’apparaît au 18e siècle l’idée de musée. Paradoxe, il est l’enfant des lumières, marqué au sceau de la raison, alors qu’il accueille le fruit sensible du mystère de la création. Le muséum central des arts, qui deviendra le Louvre, est source de débats rapidement tranchés : la présentation des œuvres s’inscrira dans un cadre encyclopédique. Il n’est pas question de parcours sensible. Le musée sera d’abord un lieu de formation des artistes et d’étude. La délectation du public offrirait à Sensible une tribune que ne peut souffrir Intelligible. Le musée est aussi un lieu de propagande : il entend démontrer une progression des formes artistiques dans l’espace (essentiellement méditerranéen) et le temps aboutissant ultimement à l’art occidental.

Réalité terrible pour Sensible : tout le désignait pour régner en maître sur le musée, lieu de mise en gloire des œuvres d’art, Intelligible en a largement pris possession pour ordonner, expliquer, ranger, politiser. 

Pourtant la philosophie était venue au secours de Sensible. L’esthétique classique qui faisait de l’art un enfant de la raison était battue en brèche par Kant affirmant qu’est beau ce qui plaît universellement sans concept, puis par Schopenhauer pour qui l’art « est la contemplation des choses indépendamment du principe de raison ». Sensible ouvrait une porte dérobée menant directement à la vérité sans avoir à passer sous les fourches caudines d’Intelligible. L’art donnait, selon Nietzche, « une vue immédiate de l’essence du monde, comme par un trou dans le manteau de l’apparence ». Sensible trouvait des défenseurs : « l’intelligence est une puissance qui assèche l’affect » pour Proust, Novalis parlant de « la poésie qui guérit les blessures de l’entendement »

Ces prompts renforts auraient dû permettre à Sensible de reprendre la main sur le musée, lieu propice à la rencontre intime du visiteur avec l’œuvre. L’enjeu est de taille : l’émotion esthétique contribue à rendre l’être humain pleinement humain. Le mystère de la création artistique est en partage au sein de toutes les civilisations, dans tous les temps et tous les espaces. Il n’a ni frontière, ni hiérarchie. L’art ne connaît pas le progrès. Une œuvre doit être vue hors de tout préjugé, « la finalité de l’art est de donner la sensation de l’objet comme on le voit, non comme on le reconnaît. La technique de l’art consiste à rendre les choses non familières » disait Victor Chklovski.

La technique devenait une auxiliaire de Sensible : les moyens de reproduction permettent à chacun d’accéder aux œuvres mêmes lointaines, mêmes disparues. Malraux s’inscrivit résolument dans cette démarche : aux côtés de Sensible il défendait l’idée de l’immédiateté de la relation du spectateur à l’œuvre. Dans son musée imaginaire, la photographie constitue le moyen du dialogue entre les arts plastiques de tous temps et de tous lieux. Conseiller du prince, il put institutionnaliser en 1959 sa démarche en créant le ministère de la culture, en réalité, surtout ministère des arts et des artistes. Un nouveau royaume où règne Sensible faisait sécession de celui d’Intelligible, le ministère de l’instruction publique. Ce Yalta allait il conduire à chasser Intelligible du musée, apanage du ministère de la culture, pour que Sensible y soit pleinement souverain ? 

Intelligible n’allait pas être évincé aussi facilement. L’émotion esthétique ne se révèle pas aisément à ceux qui en ont été sevrés dès le plus jeune âge. Sensible comprenait que pour attirer des visiteurs, il fallait mettre en place des outils de médiation. Intelligible était malin, ces dispositifs : cartels, fiches de salle, catalogues… se révèlent souvent abscons dans le fond, illisibles sur la forme. La technique a amélioré ces outils mais tablettes, audioguides, dispositifs multimédias ne sont qu’une modalité contemporaine d’une même réalité : la médiation reste du ressort d’Intelligible qui peut affirmer que l’accès aux œuvres, contrairement à ce que disait Malraux et au grand dam de Sensible, ne peut s’envisager sans lui. Certaines expériences comme l’exposition « les magiciens de la terre », en 1989, ont permis de démontrer à la fois que l’art devait s’inscrire dans une démarche généreuse, interculturelle, et laisser la portion congrue aux moyens d’information qui détourne l’attention et le regard du visiteur. Le musée du Quai Branly a résolument pris le parti de Sensible pour que les œuvres non européennes soient considérées comme créations artistiques à part entière, au moins autant, voire plus que les fresques de la Chapelle sixtine comme le disait dès 1951, Elie Faure. 

Et pourtant ! en dépit de ces efforts, Sensible observe souvent le visiteur passant plus de temps à lire des textes explicatifs qu’à regarder les œuvres. Les « magiciens de la terre » comme la présentation du Quai Branly ont suscité la critique de ceux qui ne comprennent pas et veulent comprendre. Sensible en concluait que l’éducation du regard, pour le plus grand nombre, ne peut s’abstraire d’une démarche intellectuelle. 

Ces chamailleries au cœur du musée entraînent de fâcheuses conséquences : les études montrent le désintérêt d’une majorité de Français pour les musées. Près des trois quarts d’entre eux confessent n’avoir pas mis les pieds de longue date dans un musée. 

Sensible gagnait parallèlement d’autres terrains. Des millions de visiteurs se rendent dans des lieux d’expériences immersives et dans des parcs où chaque spectacle est une ode à l’expérience sensible. Le mépris des bien-pensants est manifeste pour ces expressions d’un plaisir des sens considéré comme vulgaire, oubliant que selon Proust « la valeur intellectuelle n’a rien à voir avec l’adhésion à une certaine formule esthétique ». C’était une maigre consolation pour Sensible d’observer qu’il était maître d’espaces en marge du domaine de l’art. Il avait à l’esprit ce que Wilhem von Humboldt affirmait : « le but d’un musée n’est pas de rendre les visiteurs plus intelligents, mais d’en faire des êtres humains » et « ce musée [du Lustgarten] est fait d’abord pour donner du plaisir, et seulement ensuite pour instruire ».

Sensible comprit que le moment de la réconciliation et du compromis était venu. Le musée ne pouvait et ne devait pas devenir son apanage exclusif. Le pragmatisme du philosophe Nelson Goodman était convaincant : « les mythes de l’œil innocent, de l’intellect insulaire, de l’émotion pure sont obsolètes. Sensation, perception, sentiment et raison sont tous des facettes de la connaissance. Les œuvres fonctionnent quand elles transforment la vision : vision comme compréhension en général ».

Peut-on faire du passé table rase ? Les grands musées encyclopédiques peuvent-ils renverser la table pour laisser à Sensible la place éminente à laquelle il aspire ? des efforts ont été réalisés, de New York à Berlin. Pour renverser la table, il faut sortir des murs. Le Louvre l’a fait à Lens. Le propos était clair : montrer le lent cheminement de l’humanité à travers la création artistique. 200 œuvres majeures contribuent à cette démonstration (alors que le Louvre à Paris en présente plus de 40 000) en une mise en scène aussi sobre que puissante. La force de l’architecture et de la scénographie contribuent à cette réconciliation : Sensible et Intelligible sont enfin réunis, sans dispute. Un même regard permet un tête-à-tête émouvant avec Hendrijke Stoffels (Rembrandt) et un aperçu de la création artistique du 17e siècle européen. A Abou Dhabi, le Louvre n’est pas seul aux côtés des autorités émiriennes. Tous les grands musées nationaux qui, par leurs collections réunies, retrouvent l’ambition universelle initiale du Louvre sont mobilisés. L’expérience sensible est formidable tout en articulant un discours raisonné interculturel et mondial radicalement renouvelé.

Cette réconciliation ne peut-elle s’envisager qu’au sein de lieux disposant de moyens exceptionnels et d’une impressionnante profondeur de collections ? Sensible et Intelligible enfin réunis savent qu’il leur faut trouver d’autres solutions. Leur nouvelle complicité ne peut se limiter aux projets hors normes comme ceux de Lens ou d’Abou Dhabi. 

La réconciliation et le compromis imposent de repenser le musée. La définition même du musée devient objet de polémique au sein des instances internationales. L’idée de bâtiments intimidants présentant de vastes collections ne suffit plus. Renouant avec le Muséion d’Alexandrie créé pour honorer les neuf muses, le musée doit s’ouvrir à la musique, à la dance, au théâtre, au cinéma. Le visiteur est au cœur de l’institution : il doit être accueilli. Son attention doit être retenue. Le musée doit développer le don d’ubiquité. Il s’agit d’imaginer un réseau avec les écoles, le tissu associatif, les hôpitaux, les Ehpad, les prisons… Le concept de tiers lieu ne doit être ni opposé ni étranger au musée. Il s’agit au contraire par des hybridations restant à construire d’élargir le concept de musée accueillant aux côtés des arts visuels, création, spectacle vivant, médiathèque, restaurant… L’idée des micro-folies développée par la Grande Halle de la Villette et qui offrent un accès par des moyens numériques à tous types de créations artistiques, s’inscrit dans cette dynamique mais en mobilisant peu le réseau existant des musées. Et pourtant ! quelle puissance lorsque des œuvres originales sont associées à ces outils. Il en est de même des expériences immersives : ce sont des portes d’entrée vers la contemplation des œuvres. Ces portes restent trop souvent fermées. Certains les ouvrent : l’expérience Goya du Palais des beaux-arts de Lille en est un exemple. C’est un parcours initiatique mobilisant des moyens techniques et scénographiques qui amènent à la contemplation de chefs-d’œuvre. Sensible et Intelligible y cheminent de pair. 

Cette harmonie retrouvée permet au musée d’envisager sereinement les grands défis du moment. Un musée hybride invitant tous les arts et ouvert aux moyens techniques peut être un musée de petite taille. Il s’agit de favoriser la proximité pour que les publics s’approprient pleinement le musée. L’ambition doit être globale tout en s’inscrivant dans un contexte local. Cette proximité favorise le dialogue avec toutes les communautés sans abdiquer l’exigence du refus de tout communautarisme. La proximité est également la meilleure garantie de durabilité. Le musée doit devenir un lieu familier (sans renier la défamiliarisation chère à Chklovski qui concerne l’œuvre d’art). L’accès permanent à un nombre restreint d’œuvres mises en gloire dans un espace facilement accessible, foisonnant, à taille humaine ne se substitue pas à la visite du grand musée de prestige. Au contraire, il en est la propédeutique : plutôt qu’une expérience obligée, la familiarité du musée rendra d’autant plus riche et précieux ce moment privilégié. 

Ce musée de la réconciliation est encore trop rare, il nous revient de le bâtir.

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