Politique

1959-2019 : ci-gît le ministère de la Culture ?

Par Christine Coste · L'ŒIL

Le 21 novembre 2019 - 2215 mots

En 1959, le général de Gaulle confiait à André Malraux la rédaction du décret fondateur du ministère de la Culture et le portefeuille de cette nouvelle entité gouvernementale. Soixante ans plus tard, le ministère, affaibli, semble plus que jamais à la peine.

Le 24 juillet dernier, le ministère de la Culture fêtait sobrement son soixantième anniversaire. Dans la cour du Palais-Royal, juste en dessous des fenêtres du ministère, Emmanuel Macron s’exprimait sans notes sur « cette aventure française inédite ». Devant un parterre réduit d’anciens ministres, de responsables d’institution et d’employés du ministère, le président égrainait les priorités de la politique culturelle de son quinquennat. Le matin même, à l’Élysée en Conseil des ministres, Franck Riester avait rappelé les grands axes : « l’émancipation des citoyens par les arts et la culture », via notamment le Pass Culture, « la remise des artistes au cœur de l’action du ministère », « le soutien des filières de la création » et « le renforcement du réseau des directions régionales des affaires culturelles afin que les décisions soient prises au plus près des réalités territoriales ». Aucune manifestation n’était venue troubler la journée, bien que deux jours plus tôt différents syndicats de la culture et du spectacle aient exprimé dans une lettre ouverte au ministre leur inquiétude face à sa « détermination à accomplir la feuille de route gouvernementale et à accroître la déconcentration des procédures en matière de politique culturelle ». Le titre de cette lettre : « Monsieur le Ministre, 60 ans, est-ce l’âge de mourir ? »

La mort du ministère de la Culture a été maintes fois diagnostiquée. Elle a même été recommandée par certains politiques à la veille d’échéances électorales. Durant la campagne présidentielle de 2007, Nicolas Sarkozy avait ainsi envisagé de le fondre dans le ministère de l’Éducation nationale. Dans la foulée de son élection, des personnalités du monde du spectacle avaient exprimé leur crainte. « Ne supprimez pas le ministère de la Culture », avait lancé dans Le Monde Jean-Claude Carrière, Costa Gavras, Agnès Jaoui, Jeanne Labrune, Bertrand Tavernier, Pierre Jolivet, Cédric Klapisch et Claude Miller. La nomination de Christine Albanel Rue de Valois avait rassuré. Personne, pourtant, n’était dupe : la nomination de cette ancienne plume de Jacques Chirac – le discours du Vel’ d’Hiv’ en 1995, c’est elle – était avant tout politique : Christine Albanel était la caution chiraquienne du nouveau chef de l’État. Dix ans plus tard, la nomination de Franck Riester pour succéder à Françoise Nyssen n’a pas davantage échappé à des raisons politiques, quelques mois avant les élections municipales de 2020, le président du parti Agir, constitué d’anciens LR, étant l’un des premiers à passer dans le camp d’Emmanuel Macron après sa victoire.

Un ministère à la capacité d’agir atrophiée

« Le ministère est toujours dans la composition d’un gouvernement, car il remplit somme toute des fonctions utiles », rappelle Emmanuel Wallon, professeur de sociologie politique à l’Université Ouest-Nanterre. « Celle d’abord d’être une force symbolique qui en fait une des pièces du jeu dont un gouvernement dispose quand il se constitue pour afficher certaines philosophies par rapport à la société civile. Il continue aussi à être un instrument dans la diplomatie culturelle. » Quant au niveau de ses objectifs, il demeure dans la lignée du décret fondateur rédigé par André Malraux à la demande du général de Gaulle : « Le ministère chargé des Affaires culturelles a pour mission de rendre accessibles les œuvres capitales de l’humanité, et d’abord de la France, au plus grand nombre possible de Français, d’assurer la plus vaste audience à notre patrimoine culturel et de favoriser la création de l’art et de l’esprit qui l’enrichissent. » « Au niveau de sa physionomie, hors des divers réaménagements menés au sein de l’organisation interne de ses différentes administrations, il reste également dans la droite ligne de ce que fut le ministère au temps de Jack Lang », note l’universitaire. Il se maintient même depuis quelques années en termes d’effectifs (11 089 agents en 2019 contre 11 496 en 2010) et voit son budget franchir la barre des 1 % revendiqués par Jack Lang à son arrivée en mai 1981 Rue de Valois (3,620 milliards en 2019, soit 1,1 % du budget de l’État).« La grande différence tient essentiellement en trois points, souligne Emmanuel Wallon. En premier lieu, les grands établissements publics nationaux comme le Louvre ou le château de Versailles ont vu de par leur statut d’Établissement public de coopération culturelle leur autonomie et leur puissance s’accroître. Le caractère par ailleurs de plus en plus contraint des dépenses du ministère, pour la plupart fléchées vers les grands établissements nationaux parisiens, a induit une capacité d’initiatives de la Rue de Valois de plus en plus limitée. Enfin, les collectivités territoriales sont de plus en plus en première ligne dans le financement de la culture et dans la détermination des choix. Ce qui fait que le ministère se retrouve plutôt en situation de négocier que d’imposer, et même d’influencer directement. » Autrement dit, la capacité du ministère de la Culture d’initier et d’agir s’est atrophiée. Les griefs des agents du ministère ou des acteurs de la scène culturelle et artistique vis-à-vis de leur ministère s’accumulent à cet égard.

La rivalité avec l’Élysée et Matignon

Les séjours de plus en plus courts des ministres Rue de Valois, couplés aux changements encore plus rapides au niveau de la composition de leur cabinet, voire désormais au sein même des directions de l’administration centrale du ministère, rendent difficile la prise de décision. Les dix ans passés au total par Jack Lang à sa tête de 1981 à 1986 d’abord, puis de 1988 à 1993, font exception. Pas moins de trois ministres se sont succédé au cours du mandat de cinq ans de François Hollande (Aurélie Filippetti, Fleur Pellerin et Audrey Azoulay). Cette situation associée aux jeux complexes entre les conseillers de l’Élysée et de Matignon n’a guère consolidé le ministère dans son autorité. Elle aboutit de surcroît à des situations inédites, telle la vacance de poste de direction pendant plusieurs mois de grands établissements nationaux ou école d’art. En septembre 2018, la rentrée de l’École nationale des beaux-arts de Paris s’est ainsi faite sans directeur. Jean de Loisy, alors président du Palais de Tokyo, choisi par Françoise Nyssen pour succéder à Jean-Marc Bustamante, a dû attendre novembre pour voir sa nomination confirmée par le nouveau ministre Franck Riester. La présidence du Palais de Tokyo, libérée elle début janvier 2019, a attendu elle aussi six mois avant de voir Emma Lavigne nommée le 24 juillet dernier par décret présidentiel, soit la veille de la pause estivale du gouvernement. En octobre 2019, il restait encore à l’Élysée à déterminer le nom du directeur ou de la directrice de la Villa Médicis en attente depuis plus… d’un an et demi.

Pas plus que ces prédécesseurs, Emmanuel Macron n’a remis en cause la procédure de nomination des présidents ou directeurs des grands établissements nationaux qui incombe au chef de l’État. Le président de la République demeure le grand ordonnateur de ces nominations phares et de la feuille de route du ministère de la Culture. Il imprime sa marque quitte à affaiblir le ministère de la Culture dans ses missions, voire à faire peu de cas des expertises de ses agents et même du ministre qu’il a nommé. C’est peu dire que l’Élysée et Matignon n’auront pas épaulé Françoise Nyssen au cours de son séjour Rue de Valois.

Le fait-il plus que François Hollande ou Nicolas Sarkozy ? Il le fait différemment dans le ton jupitérien et le rythme soutenu des réformes, des décisions et des demandes de résultats rapides, imposé à tous ses ministres par le président de la République. Sa prise en main du patrimoine l’illustre. Quatre mois à peine après son élection, la commande passée par le chef de l’État à Stéphane Bern de recenser le patrimoine local en danger et de réfléchir aux « moyens innovants » pour financer ces restaurations a fait fi des missions de conservation du ministère, des directions régionales des Affaires culturelles comme du travail mené par maintes associations actives dans ce secteur, au premier rang desquelles la Fondation du patrimoine. Le recours à la loi d’exception pour la reconstruction de Notre-Dame et la nomination pour piloter le chantier d’un ancien chef d’état-major des armées ont été un nouveau camouflet pour le ministère en mai 2019.

La démultiplication en deux ans et demi des lettres de mission émanant aussi bien de l’Élysée que de Matignon, et les rapports qu’elles ont induits sur des sujets et fonctions traditionnels du ministère comme l’éducation artistique et culturelle ou les résidences d’artistes, ne consolident pas davantage le ministre dans ses fonctions. À cette démultiplication s’adjoint un tempo de plus en plus court de remises de copie auquel le rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain n’échappe pas lui-même.

Des ministres souvent bons élèves

Emmanuel Macron veut être sur tous les fronts, y compris celui des musées, de la circulation des œuvres et de l’élargissement des publics qu’il juge insuffisants. En mars 2018, l’invitation faite à déjeuner par le président et son épouse à vingt-huit chefs d’établissement le leur rappela, non sans avoir pris soin de les écouter au préalable, chacun attentivement dans leur prise de parole. « C’est ignorer ce que font les musées à ce niveau-là et le rôle qu’a joué en son temps la direction des musées de France », souligne un ancien collaborateur de cette direction. « Ce n’est pas la première fois que l’Élysée double par les flans le ministère de la Culture, rappelle Emmanuel Wallon. Au début du quinquennat de Nicolas Sarkozy, la création du Conseil de la création artistique avait marqué cette tentation avant d’y renoncer. » Emmanuel Macron, quant à lui, ne bat pas en retraite ni Édouard Philippe. Contrairement aux oppositions ouvertes d’Aurélie Filippetti avec Jean-Marc Ayrault puis avec François Hollande, aucun des deux ne s’est vu, ou ne se voit contrecarré dans leurs directives par Franck Riester. Ils l’ont été encore moins avec Françoise Nyssen qui n’a pas bronché quand elle s’est vue retirer le 11 juillet 2018, pour raison de risque de conflit d’intérêts, la régulation économique du secteur de l’édition littéraire et la tutelle sur le Centre national du livre (CNL). La ministre avait pourtant pris soin de démissionner de ses fonctions chez Actes Sud dès sa nomination quatorze mois plus tôt. Cette amputation de fonctions au profit de Matignon a été une première dans l’histoire du ministère qui n’avait jamais vu auparavant aucun de ses ministres démis d’un de ses domaines stratégiques. Les tandems de choc qu’ont formé André Malraux avec Charles de Gaulle, Jacques Duhamel avec Georges Pompidou, Jack Lang avec François Mitterrand et Jacques Chirac avec Jean-Jacques Aillagon, font figure d’exceptions.

Une autorité décentrée par ses réformes structurelles

« On pourrait mettre le besoin d’Emmanuel Macron d’être sur tous les fronts sur le compte de sa personnalité, de vouloir jouer avec tous les boutons qui sont à sa disposition. Cette attitude relève plutôt de la recherche de tout président de la République et chef de gouvernement de priorités susceptibles de donner des résultats qui pèseront dans un bilan au moment des échéances électorales », souligne un ancien conseiller de François Hollande. Depuis Nicolas Sarkozy, le ministère de la Culture n’échappe pas, comme les autres ministères, à l’accélération constante d’annonce ou d’effets d’annonces ni à la pratique exponentielle de l’évaluation constante de ses actions : « Activité chronophage qui gagne de plus en plus de terrain sur les autres activités », regrette-t-on régulièrement dans les administrations centrales.

Le ministère de la Culture n’échappe pas davantage aux réformes structurelles. Janvier 2020 devrait voir en effet préciser le contenu de deux réformes : celle d’abord de l’administration centrale du ministère relative « aux nouvelles méthodes de travail » que le gouvernement a édictée en juillet dernier pour tous ses édictées. Quant à la nouvelle structure chargée de l’éducation artistique, de l’action culturelle et de la médiation, à la création demandée par le gouvernement au sein toujours de l’administration centrale, elle devrait prendre corps sans que l’on sache encore précisément quels seront sa forme, ses crédits alloués ni ce qu’elle prélèvera à d’autres services.

C’est surtout la poursuite du transfert de certaines compétences du ministère de la Culture à ses directions régionales des Affaires culturelles (Drac), autrement dit à ses représentations régionales, qui fait craindre qu’à terme le ministère ne soit au final qu’une « plateforme d’orientation et de distribution de crédits ». Jean-Pierre Saez, directeur de l’Observatoire des politiques culturelles, corrige ce point de vue : « Quand on regarde globalement l’histoire du ministère, on constate un mouvement vers une déconcentration, mais un mouvement toujours relativement contenu. Il suffit de regarder le montant de l’ordre de 860 millions d’euros alloué aux Drac, comparé à ce que happent les grands établissements nationaux basés à Paris. » « On a été dans une mécanique de déséquilibre persistant, rappelle-t-il. Toute la question aujourd’hui est de savoir comment le ministère peut faire progresser l’action culturelle et artistique dans l’ensemble du territoire, que ce soit en milieu rural ou en milieu urbain, dans un contexte où les collectivités territoriales limitent, stabilisent ou réduisent leurs dépenses en ce domaine, y compris au niveau des grandes métropoles. » Telle est l’une des grandes questions posées à un ministère qui, lors de la rédaction des textes de l’acte II de la décentralisation portée par Manuel Valls à Matignon, n’eut pas son mot à dire quand il voulut porter la culture comme champ de compétences obligatoire des collectivités territoriales.
 

Ministres de la culture
1959-1969
André Malraux
1969-1970
Edmond Michelet
1970-1971
André Bettencourt
1971-1973
Jacques Duhamel
1973-1974
Maurice Druon
1974
Alain Peyrefitte
1974-1976
Michel Guy (secrétaire d’État)
1976-1977
Françoise Giroud (secrétaire d’État)
1977-1978 et 1981
Michel d’Ornano (ministre de la Culture et de l’Environnement du 30 mars 1977 à mars 1978)
1978-1981
Jean-Philippe Lecat
1981-1986
Jack Lang
1986-1988
François Léotard
1988-1993
Jack Lang
1993-1995
Jacques Toubon
1995-1997
Philippe Douste-Blazy
1997-2000
Catherine Trautmann
2000-2002
Catherine Tasca
2002-2004
Jean-Jacques Aillagon
2004-2007
Renaud Donnedieu de Vabres
2007-2009
Christine Albanel
2009-2012
Frédéric Mitterrand
2012-2014
Aurélie Filippetti
2014-2016
Fleur Pellerin
2016-2017
Audrey Azoulay
2017-2018
Françoise Nyssen
Depuis 2018
Franck Riester

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°729 du 1 décembre 2019, avec le titre suivant : 1959-2019 : ci-gît le ministère de la Culture ?

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