Société

L’An 02

Par Pascal Ory · Le Journal des Arts

Le 18 juillet 2020 - 673 mots

Tous les vieux soixante-huitards le savent (un soixante-huitard est toujours un vieux, désormais) : le grand traité politique de leur génération ne fut signé ni de Bourdieu (qui, au reste, ne fut aucunement soixante-huitard), ni de Foucault, ni de Deleuze-et-Guattari mais de « Gébé », le théoricien de la bande du magazine Hara-Kiri, en tant qu’auteur de L’An 01, œuvre dont la notoriété – signe des temps – se trouva amplifiée par sa forme, proprement plastique.

Romina de Novellis, #chezmaddalena, 2020, projection vidéo réalisée durant le confinement. © Romina de Novellis.
Romina de Novellis, #chezmaddalena, 2020, extrait de la projection vidéo réalisée durant le confinement.
© Romina de Novellis

L’An 01 fut, en effet, d’abord une bande dessinée puis un film, le premier de Jacques Doillon, sorti en 1973, avec la collaboration d’un certain Jean Rouch comme d’un certain Alain Resnais. La philosophie de cette fable typiquement utopique – autrement dit d’un sérieux impavide, par-delà les apparences foutraques – est bien résumée par la formule dont découle toute l’histoire qu’elle nous raconte : « On arrête tout, on réfléchit et c’est pas triste. »

Comme vous le savez sans doute, la première partie de ce beau programme vient d’être testée à grande échelle, sauf un petit détail : l’arrêt total en question – qui chez Gébé désarçonne les dirigeants (« comment peut-on arrêter un arrêt ? », se désespère un ministre) – n’a pas ici été décrété par le « peuple » mais imposé par un virus, et décidé par des dirigeants. Toute la différence entre utopie et tragédie.

L’impression se confirme dès que l’on considère la deuxième étape (« on réfléchit »), si l’on veut bien ne pas confondre la réflexion – qui n’a pas manqué – avec l’expertise, qui est restée hégémonique. Après quoi, il importe de distinguer le wishful thinking (« rien ne sera plus jamais comme avant », exhortation qui remonte, au bas mot, à la naissance du christianisme), de l’expérimentation concrète, à la fois résolue et incertaine.

C’est là, et là seulement, que les artistes ont pu se faire entendre d’une société qui pouvait, en effet, les considérer comme pas vraiment « indispensables ». Un artiste est le plus mal placé pour s’auto-décréter indispensable. Seule la société – dont il fait partie – en décide. Dans le Grand Confinement de l’« An 02 », une bonne partie des artistes plasticiens se sont découverts « confinés professionnels », au même titre que les écrivains ou les compositeurs et à la différence des interprètes, qu’ils soient musiciens, danseurs ou acteurs. « L’espoir qui luit comme un brin de paille dans l’étable » est donc venu de ces plasticiens du corps, du temps et de l’espace que sont les performeurs – en majorité, m’a-t-il semblé, des performeuses : faut-il y voir une trace du « confinement » des femmes dans l’espace privé pendant des millénaires, encore sensible dans certains pays, les hommes monopolisant l’espace public ? Quoi qu’il en soit, cette catégorie d’artistes-là aura fait preuve d’une grande imagination créatrice pour pousser les murs et pousser son cri, bref pour jouer avec la contrainte. Un exemple parmi cent autres : celui de Romina de Novellis, confinée à Paris avec sa fille, Maddalena, de la fenêtre de laquelle elle projeta, tous les soirs, des images fixes ou des vidéos (d’elle et d’une soixantaine d’autres artistes) sur la façade située en vis-à-vis.

Ce n’est pas tout, cependant. Demeure une question plus fondamentale encore. Même s’ils le retournent à leur profit, la plupart de ces artistes – Romina de Novellis comme les autres – posent le confinement comme « limitation à la liberté individuelle ». Ne pourrait-on pas donner à la formule un sens, en effet, tragique : et si c’était cette liberté – dont l’artiste moderne est le parangon – qui allait être durablement limitée par un « univers impitoyable », autrement dit moins par tel ou tel régime « liberticide » mais par la fameuse Nature, rien moins que douce et gentille ?… La Culture serait alors non ce qui adhère à ladite Nature, qui compose, collabore avec elle, mais ce qui fait tout pour s’en distinguer : on appelle ça une œuvre. Bon : de quoi « réfléchir » pendant l’été, qui promet d’être chaud, et faire en sorte d’éviter que le troisième point du programme de l’An 01 ne se transforme, sous l’égide de l’An 02, en un terrible : « et c’est bien triste ».

Thématiques

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°549 du 3 juillet 2020, avec le titre suivant : L’An 02

Tous les articles dans Opinion

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque