Livre

Nannetti libre dans son confinement

Par Marie Zawisza · L'ŒIL

Le 12 mai 2020 - 856 mots

Enfermé dans une institution pénitentiaire et psychiatrique à Volterra (Toscane) pendant neuf ans, l’Italien Fernando Nannetti, diagnostiqué schizophrène à 22 ans, a gravé un journal intime extraordinaire sur les façades du bâtiment. L’historienne de l’art Lucienne Peiry lui consacre un ouvrage passionnant… qui n’est pas sans résonner avec la période actuelle.

En 1959, Fernando Nannetti quitte malgré lui sa Rome natale. On l’enferme dans un institut psychiatrique et carcéral toscan, à Volterra, entouré d’un mur d’enceinte surmonté de treillis métalliques et de fils de fer barbelés. Une centaine d’hommes y sont enfermés comme lui. « À l’étage se trouvent les dortoirs. Au rez-de-chaussée, des tables, autour desquelles ces hommes sont contraints de tourner en rond tout au long de la journée, pour éviter les rixes », raconte l’historienne de l’art Lucienne Peiry, directrice de la Collection de l’Art brut de 2001 à 2011 et auteure du Livre de pierre, où elle évoque la monumentale œuvre scripturale qui émergera de ce confinement. Chaque jour à moins qu’il ne pleuve, Fernando Nannetti peut jouir d’une heure de sortie à l’air libre (toute ressemblance avec des faits actuels est purement fortuite). Tandis que ses compagnons d’infortune profitent de cet instant de semi-liberté pour parler, se quereller, jouer aux cartes ou à la pétanque, ou encore fumer des mégots chapardés, Fernando Nannetti choisit de s’isoler. « Une façon, sans doute, de s’absenter de cette violente réalité », analyse Lucienne Peiry.

Se soustraire aux railleries

Pendant les neuf années qu’il passe dans l’institution, de 1959 à 1961 puis de 1968 à 1973, il s’applique à graver dans la pierre un journal intime, à l’aide de son ardillon (la double pointe métallique de la boucle du gilet attribué aux malades). Au fil des jours, des mois, des années, il compose ainsi à ciel ouvert un livre de pierre monumental, déployé sur 70 m de longueur. Qu’on se le dise : les murs ne le retiendront pas prisonnier et ses geôliers n’auront pas le dernier mot. « Comme • un • Papillon • Libre • je suis • Tout • le • Monde • est à moi et • tous • je fais • Rêver », s’enflamme Fernando Nannetti. Dans l’Antiquité déjà, écrire sur un mur était un geste impudent. « Aujourd’hui encore, cet acte illégal est considéré – en soi comme une marque d’incivilité – proche du vandalisme », remarque Lucienne Peiry. Fernando Nannetti n’a-t-il pas d’ailleurs été arrêté pour outrage à agent à 29 ans, trois ans avant son arrivée à Volterra ? Curieusement, ceux qui le surveillent ici le laissent faire : au moins gagnent-ils la tranquillité, Nannetti, tout occupé à son œuvre libératrice, ne dérangeant personne.

Ce sont plutôt les autres qui le dérangent. Lui dont les médecins décrivaient le flot incessant de paroles avant son arrivée à Volterra se mure désormais dans le silence. Contraint de vivre sous le regard des autres auquel il ne peut échapper au sein de cet espace confiné, Nannetti reconquiert son espace psychique, sa vie intime. « Si d’aventure quelqu’un lui demande la raison et le sens de ses écrits, il répond invariablement que ce sont des “choses privées” et cherche à éloigner l’importun. Lorsqu’il est l’objet de moqueries de la part des infirmiers et des autres internés, il se déplace d’une façade à l’autre de l’édifice pour y échapper et se soustraire aux regards », écrit Lucienne Peiry, qui a pu rencontrer la seule personne avec qui Fernando Nannetti acceptait de communiquer quelque peu : l’infirmier Aldo Trafeli, qui avait dans sa jeunesse étudié les beaux-arts.

Une généalogie inventée

Afin qu’on ne puisse déchiffrer ses textes, Fernando renonce à l’écriture cursive, pour adopter un alphabet évoquant l’écriture étrusque. C’est avec ces lettres étranges et merveilleuses qu’il reconstruit son identité brisée par la guerre et une histoire personnelle douloureuse, lui qui naquit à Rome de père inconnu, avant d’être séparé de sa mère pour être placé en maison de charité à 7 ans, puis dans un établissement psychiatrique trois ans plus tard. Cet homme solitaire, diagnostiqué schizophrène en 1949, à l’âge de 22 ans, se donne dans ses textes lapidaires le nom de N.O.F.4, s’invente une généalogie et refonde son identité dévastée : « Corazzi • Corazzi • Nannetti • Fernando né • à • Rome • Italie • heures • 23,40 • un lundi Clinique • Santa • Anna • le • 1927 Bouche • Étroite • Basané • Épinaré • Sur sous-cutané • axillaire • Né Y • Élancé • Grand cyclamen • Ivoire Aigle • tourné à droite • avec • étoile Ivoire. » Au fil des mots, un univers se déploie. Tel un chamane, le double de l’artiste N.O.F.4 s’y retrouve connecté à un monde invisible, dont il reçoit des nouvelles par « système télépathique ».

Aujourd’hui pourtant, ce monde fascinant que nous fait redécouvrir Lucienne Peiry s’efface. L’hôpital de Volterra est à l’abandon. La nature reprend ses droits, et le texte de pierre à ciel ouvert de Nannetti disparaît peu à peu. « Ce sont sans doute les derniers moments où on peut encore le voir », témoigne l’historienne de l’art. Bientôt, N.O.F.4 aura donc véritablement, irrémédiablement, pris la clé des champs. Un ultime pied de nez à ces murs censés le confiner ?

Lucienne Peiry, Le Livre de pierre,
Allia, 80 p., 7 €.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°734 du 1 mai 2020, avec le titre suivant : Nannetti libre dans son confinement

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