Société

Bienvenue dans le nouveau monde

Par Pascal Ory · Le Journal des Arts

Le 16 juin 2020 - 704 mots

MONDE

Oui, encore un commentaire sur ce qui vient de se passer, ce qui se passe encore et ce qui nous attend demain matin.

Masque de protection sur un tapis de billets de 100 dollars. © Photo Jernej Furman, 2020
Masque de protection sur un tapis de billets de 100 dollars.

Au reste, il y aurait déjà beaucoup à dire sur ce déluge de gloses de toutes sortes, à la mesure moins de la violence et de la mondialité de la pandémie que du système de communication du XXIe siècle. On pourrait laisser ce commentaire sur des commentaires à de plus puissants penseurs, sauf – puisque l’on s’entretient ici, en terrasse sur le monde, de questions touchant aux arts – à y voir un signe des temps. Et si les arts n’ont pas à voir avec les signes des temps, à quoi bon ?

Va pour les signes, me direz-vous, mais quels temps ? Essayons de les résumer : il sera facile, ensuite, d’en inférer ce que l’art et l’artiste pourraient en faire. Question de constat, pas de wishful thinking– en bon français : de désirs qui se prennent pour des réalités. Or rien de plus wishful thinking que de partir du principe que « rien ne sera plus comme avant », alors que les seules tendances un peu solides qui paraissent sortir de cette crise ne sont que des accélérations de tendances antérieures : la figure du « monde d’après » ne serait donc que le grossissement des traits qu’était en train de prendre le monde d’avant.

Quels traits ? Risquons un oxymore : une lourde fragilité. C’est, justement, ce qui ressort du détour initial par les arts. Les plus touchés dans l’immédiat – la musique et les arts du spectacle – retrouveront leurs publics ; les plus touchés sur le long terme – la littérature et le cinéma – étaient déjà en crise avant la crise. Les arts plastiques emprunteront sans doute aux deux figures car ils sont aujourd’hui, le plus clairement, un marché. Ledit marché est provisoirement ébranlé, certaines valeurs boursouflées – il y en a toujours eu – pourraient bien s’effondrer, mais on ne voit pas pourquoi ceux que la crise n’aura pas ruiné – voire aura enrichi – s’interdiront d’acheter et de vendre des œuvres, par goût ou par statut. Au-delà, enfin, posons une loi historique qu’on pourrait appeler « loi de compensation » : plus l’économie sera « dématérialisée », et elle le sera, plus la société de cette économie-là aura envie de corporel – de spectacle, de sport, de performances…. Là aussi le confinement aura eu sa vertu noire : démontrer la forte « utilité sociale », et surtout « sociable », de l’art dès lors qu’on s’en trouve privé.

La seule vraie (re)découverte qui peut ébranler le monde de l’art, c’est celle de sa fragilité intrinsèque, dans un univers qui lui a bien fait comprendre qu’il n’était pas de « première nécessité » et qui va, dans un second temps, lui sabrer pas mal de budgets. La dépendance des artistes à l’égard de l’état économique général – qui en avait traumatisé beaucoup après la crise de 29 – crève ici les yeux.

Mais cette fragilité locale pèse d’autant plus lourd qu’elle se love au cœur d’une fragilité plus générale que la crise a mis à jour avec crudité, et cruauté : fragilité d’un monde moins mondial que jamais, où ont prédominé le « chacun pour soi » et les « styles nationaux » en réponse à une menace de mort ; fragilité d’un monde plus individualiste que jamais (télétravail, télé-enseignement, et jusqu’au vélo, mode de déplacement préféré, dès qu’on le peut, aux fameux « transports en commun ») ; fragilité, plus au fond, d’un monde vite apeuré parce qu’il n’a pas compris qu’il a, depuis une génération, complètement changé non de sens mais d’essence. Eh bien, il faudra s’y faire : une société de l’immanence, en lieu et place d’une société de la transcendance, ça a ses charmes mais ça se paye. Finies les grandes révolutions, bonjour les catastrophes ; plus de guerres mondiales mais des guerres locales ; plus de sens de l’histoire, mais un temps désorienté, rythmé seulement par des « événements ». L’art qui sortira de tout ça en vaudra bien un autre ; il vaudra bien celui d’avant, né avec le christianisme. Après tout – ou avant tout – c’est ce monde d’avant-hier qui avait inventé le mot qui convient au monde de demain, et qui produisit tant de chefs-d’œuvre : tragédie.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°547 du 5 juin 2020, avec le titre suivant : Bienvenue dans le nouveau monde

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