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ENTRETIEN

Évelyne Grossman : « Demain ne sera pas meilleur »

Professeure à l’université Paris Diderot, spécialiste de théorie littéraire

Par Christine Coste · Le Journal des Arts

Le 6 mai 2020 - 813 mots

Évelyne Grossman publie aux Éditions de Minuit La Créativité de la crise. Après Éloge de l’hypersensible paru chez le même éditeur il y a trois ans, elle explore la notion de crise dans son rapport à la création.

Évelyne Grossman © Cyryl Grossman
Évelyne Grossman
© Cyryl Grossman

L’ancienne présidente du Collège international de philosophie, éditrice chez Gallimard des œuvres d’Antonin Artaud, réunit dans une brillante et mordante analyse critique les grands penseurs du XXe qui lui sont chers (Antonin Artaud, Samuel Beckett, Roland Barthes, Michel Foucault, Gilles Deleuze et Félix Guattari), mais aussi des auteurs oubliés aujourd’hui comme Louis Calaferte, Jean-René Huguenin ou Joë Bousquet.

La parution de votre livre coïncide avec la crise sanitaire du Covid-19. Parmi les différentes perceptions de la créativité de la crise généralement véhiculées vous citez celle du sociologue Edgard Morin pour qui « les crises génèrent des forces créatrices ». Pour quelles raisons ?

Sa formule semble reprendre les stéréotypes habituels sur le caractère finalement fécond, positif de certaines crises. En fait, je crois qu’Edgar Morin essaie de penser un autre modèle que celui de la croyance naïve au progrès irréversible de l’humanité avançant vers un avenir radieux. Demain ne sera pas meilleur, chacun à présent le sait. La crise, nous n’en sortons pas. En ce sens, la crise sanitaire actuelle en est l’illustration tragique.

Le message n’est nullement dépressif. Au contraire ! Si j’ai voulu explorer un autre rapport entre crise et création, c’est d’abord que je plaide pour une sortie des modèles militaires et de leurs références viriles. Interroger la créativité de la crise invite à sortir du manichéisme des oppositions simplistes entre les guerres gagnées ou perdues, les succès ou les échecs.

Les écrivains, philosophes ou artistes dont je parle nous aident à comprendre la violence de crises qui laissent d’abord un sentiment terrible d’impuissance, d’incapacité totale à agir ou penser. Tous y ont été confrontés, de la simple crise d’inspiration jusqu’à des symptômes plus dévastateurs : années de silence où Deleuze comme Foucault n’écrivent plus ; impouvoir de la pensée, « effondrement central de l’âme » chez Artaud ; corps suspendus au bord de la chute chez Louise Bourgeois, équilibres instables, poussées et contre-poussées qu’elle nous force à expérimenter à notre tour. Tout créateur est un funambule, un danseur sur corde suggère Nietzsche : apprenez à danser ! La crise est une force de déséquilibre, d’insécurité qu’il faut savoir endurer. Pourquoi « déséquilibre » ? Parce que, s’il est rompu, surgissent deux risques : d’un côté le retour à l’équilibre, à la normalité, la vie ordinaire ; de l’autre, l’effondrement, la chute, la folie.

Pourquoi êtes-vous à ce propos aussi dubitative sur le concept reliant traumatisme et création ?

Là encore ce type d’accouplement trop simple fixe les oppositions dans une dialectique uniquement résolutive, le temps linéaire et progressif d’une guérison. L’art ne guérit rien. Dans La Préparation du roman, Roland Barthes s’amuse du mythe littéraire de la grande crise féconde racontée aux scolaires : crise sentimentale chez Lamartine, politique chez Madame de Staël, spirituelle chez Chateaubriand…

Plus largement, il faut sortir du vieux schème christique « mort et résurrection » dont se moquait aussi Beckett et qui imprègne encore profondément notre imaginaire de la création. On ne voit guère en effet pour quelle raison un échec se renverserait un beau jour en succès, une crise dépressive en jaillissement créateur. Freud a montré que rater est un phénomène complexe, que le lapsus ou l’acte manqué sont aussi des réussites de l’inconscient. Et de même Artaud ou Beckett découvrent que c’est avec l’impossibilité d’écrire qu’on écrit, sinon, l’art serait à la portée de n’importe quel bon élève. Ce qu’il faut c’est « rater mieux », accepter l’insécurité, se laisser déstabiliser par les forces de destruction qui nous déséquilibrent. Le ratage est une dynamique. La crise de la création surgit précisément quand le processus s’immobilise, quand on se prend pour un sujet créateur.

Comment analysez-vous justement ces écrivains, photographes ou artistes qui se livrent actuellement aux récits de leur confinement ?

Ils répondent à une demande qui leur est adressée, celle sans doute d’une transfiguration poétique ou artistique de l’expérience dénuée de sens que chacun vit. Tirez-nous de l’insensé, de la sidération… S’ils y répondent par une exposition de leurs petits narcissismes, il n’est pas sûr qu’ils nous intéressent. Maurice Blanchot ironisait volontiers sur les écrivains qui s’imaginent avoir un message, « un monde en eux à libérer, leur vie injustifiable à justifier ». Mieux vaut tenter de se dépendre de soi.

Cette confrontation au déséquilibre ne suppose-t-elle pas aussi une acceptation du temps du déséquilibre ?

Oui, sans aucun doute. L’instabilité et l’insécurité peuvent générer des forces créatrices de vie. Quelque chose dans l’art, suggère Deleuze, excède l’étroitesse de nos vies vécues : les blocs de sensations qui continuent de vivre sur la toile qu’on regarde ou le livre qu’on lit, la musique qu’on écoute. Non pas l’éternité grandiose de l’art monumental, mais l’éphémère d’un geste, la fragilité d’une couleur dont la puissance d’émotion persiste.

Évelyne Grossman, La créativité de la crise,
Éditions de Minuit, 2020, 128 pages, 15 €.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°544 du 24 avril 2020, avec le titre suivant : Évelyne Grossman, professeure à l’université Paris Diderot, spécialiste de théorie littéraire : « Demain ne sera pas meilleur »

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