Société

La fable des deux Balzac

Par Pascal Ory · Le Journal des Arts

Le 24 janvier 2020 - 642 mots

PARIS

Au fond, la question la plus importante que puisse aujourd’hui se poser l’amateur d’art est celle de ses critères de jugement.

Alexandre Falguière, Balzac, 1902, statue située Place Georges Guillaumin, près de l'Avenue de Friedland, dans le 8eme arrondissement de Paris. © Photo Jeanne Menjoulet, 2016, CC BY 2.0.
Alexandre Falguière, Balzac, 1902, statue située Place Georges Guillaumin, près de l'Avenue de Friedland, dans le 8eme arrondissement de Paris.
© Photo Jeanne Menjoulet, 2016.

Comment fonder sur des bases solides l’appréciation esthétique ? Par « bases solides » on entendait encore naguère « bases universelles », ou que l’on croyait telles, avec ou sans l’aide d’Emmanuel Kant. Au-delà de toutes leurs querelles, c’est ce point de départ que partageaient les « Anciens » comme les « Modernes », familles approximatives dont la définition glissait de génération en génération, et ce depuis quatre siècles.

L’effondrement vers le milieu des années 1970 des avant-gardes, culturelles et politiques nous a fait entrer dans une ère postmoderne, où s’est instauré un système de subjectivité intégrale. Cette subjectivité, bien entendu, a toujours existé : j’aime un peu…, beaucoup…, à la folie…, pas du tout… Mais désormais elle peut s’adosser aux deux tendances fondamentales des sociétés contemporaines : culturellement, l’apothéose de l’individualisme ; économiquement, le triomphe du marché. La société artistique d’aujourd’hui est donc composée de « moi » en émoi, hiérarchisés par une élite de décideurs disposant du capital financier ou du capital symbolique ad hoc et géographiquement situés à proximité des centres du pouvoir politique et économique. On dira que ce n’est pas nouveau. Mais si : en chemin le pouvoir du « Système des Beaux-arts », même revu et corrigé par William Morris ou André Breton, André Malraux ou Jack Lang, s’est volatilisé.

Tout cela veut-il dire qu’il n’y a plus de signes permettant de distinguer le bon grain de l’ivraie ? Pas sûr. « L’espoir luit comme un brin de paille au fond dans l’étable », dès lors qu’on accepte de se livrer à un exercice comparatif assez simple, en se promenant dans les rues de Paris. Parmi les innombrables qualités de cette ville il en est une, en effet, qui n’est guère connue : elle offre à nos regards deux œuvres d’art analogues, en ce sens qu’elles ont le même objet, sont exactement contemporaines et, en même temps, assez éloignées dans le temps pour qu’on puisse leur appliquer, avec quelque autorité, un jugement de valeur. L’une, celle qui a gagné le concours de la postérité, est célébrée en tous lieux, l’autre a été rejetée dans les ténèbres extérieures. Or le commanditaire en était le même : la Société des gens de lettres (SGDL) – une société d’auteurs, notons-le au passage… On aura reconnu le Balzac de Rodin, boulevard Raspail à Paris ; on aura peut-être plus de mal à ériger en face de lui le Balzac d’Alexandre Falguière, avenue de Friedland.

Dès lors, que voyons-nous ? Dans les deux cas une œuvre à la vie compliquée – celle de Rodin a été refusée par la SGDL, celle de Falguière, ami de Rodin, a été achevée par un confrère –, dans les deux cas un Balzac dépouillé de tout appareil bourgeois, mais, pour le reste, tout qui les oppose. Le Balzac de Falguière, en marbre, est un homme en robe de chambre, assis jambes croisées, plus ennuyé que méditatif, celui de Rodin est surhumain, c’est une éruption de bronze, une genèse où du magma émerge un mufle. Rodin lui-même sculpte son génie, le geste du sculpteur, le principe de la sculpture. On est là devant l’équivalent moderne, athée, matérialiste de l’Extase de sainte Thérèse du Cavalier Bernin, où la sainte n’est qu’un visage et un pied émergeant d’un ruissellement d’étoffe. Bref : avenue de Friedland une posture anodine, « in-signifiante » au sens étymologique du mot, boulevard Raspail la surprise, l’énergie, le symbole.

On le voit, la question n’est pas ici de reproduire une comparaison classique entre modernes et non-modernes ; simplement de savoir si l’on peut argumenter explicitement sur la différence de valeur. On soutient donc que oui. Il suffit, pour ce faire, de prendre un risque : celui de la confrontation, terme à terme, là où l’autisme des ego n’argumente plus. Et, comme chacun sait, qui ne risque rien n’a rien.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°537 du 17 janvier 2020, avec le titre suivant : La fable des deux Balzac

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