Sculpture

RÉTROVISION

1898 : le « Monument à Balzac » par Rodin est largement conspué

Par Colin Lemoine · Le Journal des Arts

Le 14 mars 2018 - 756 mots

Une statue discordante au cœur de Paris : l’émoi suscité par la sculpture que Jeff Koons entend offrir à Paris n’est pas sans rappeler l’« affaire du Balzac » de Rodin.

Monumental. Le Bouquet of Tulips dont Jeff Koons veut faire don à la Ville de Paris, en hommage aux victimes des attentats de 2015 et 2016 en France, suscite les remerciements obligés des uns et les vitupérations offensées des autres. Avec ses 12 mètres de haut, ses 33 tonnes et son coût évalué à 3,5 millions d’euros, la sculpture paraît, aux yeux de ses contempteurs, parfaitement démesurée. D’une démesure symbolique, esthétique, logistique et économique.

Partant, d’aucuns réclament une suspension pure et simple du projet, tandis que d’autres plaident pour la sollicitation d’un artiste français ou encore pour la désignation d’un autre lieu d’érection que celui initialement prévu, à savoir l’esplanade séparant le Musée d’art moderne de la Ville de Paris et le Palais de Tokyo. Les thuriféraires, quant à eux, applaudissent la beauté de ce monument de bronze, d’aluminium et d’acier inoxydable ou, encore, la magnanimité de l’un des plus grands artistes vivants, décrié par des détracteurs prétendument réactionnaires et de sinistres conservateurs. En d’autres termes, la polémique, qui ne semble pas vouloir dégonfler, est éminemment politique en tant qu’elle voit s’affronter des protagonistes décidés à en découdre par tribunes interposées et arguments choisis, parfois brutaux.

Violente, cette « affaire » évoque celle du Balzac d’Auguste Rodin, laquelle cliva identiquement la scène artistique, intellectuelle et politique française à l’orée du XXe siècle.

En 1891, la Société des gens de lettres, à la suite de la mort d’Henri Chapu, le sculpteur pressenti à l’origine pour ce projet, confie à Auguste Rodin le soin de réaliser un « Monument à Balzac » pour le Palais-Royal. L’enjeu est de taille puisque l’écrivain ne jouit d’aucune statue commémorative. Sollicité par Émile Zola, alors président de la prestigieuse Société des gens de lettres, Auguste Rodin, qui œuvre également à un « Monument à Victor Hugo » destiné au Panthéon, accepte de relever le défi.

Sans délai, la presse se félicite de cette commande opportune, de ce choc des titans conçu pour enfanter, dans l’espace public, un chef-d’œuvre inoubliable. Avec un enthousiasme printanier, Rodin consulte dès lors une documentation colossale – archives, dessins, peintures, daguerréotypes –, dévore sans répit La Comédie humaine et gagne la Touraine pour y sentir la géographie et la physionomie balzaciennes. Jubilation ogresque qui rend le sculpteur parfaitement familier de son aîné et lui permet de livrer rapidement des maquettes.

Quatre années durant, Rodin multiplie les études pour enfin trouver la structure de son Balzac. Devant le retard pris sur la date de livraison et le courroux afférent des commanditaires, le sculpteur décide de rendre les 10 000 francs perçus afin d’émanciper son inspiration créatrice de préoccupations économiques et d’insupportables coercitions. Mais le temps passe, la critique bruisse et la rumeur enfle : Rodin achèvera-t-il son monument que de rares privilégiés entraperçoivent à étapes régulières ?

Caricatures et sifflets

Afin de vêtir son Balzac, le sculpteur renonce à la redingote, élimine tout attribut narratif, et avec, toute concession historique. Mieux, ou pire, c’est selon, il choisit de « tremper sa robe de chambre dans un bac de plâtre et habiller ainsi son étude » (François Pompon), commettant un geste aussi inventif que sacrilège. Dévoilé au Salon de la Nationale de 1898, la figure scandalise la presse qui, insensible à ce totem expressionniste, fustige un « crapaud dans un sac » ou un « bloc de sel qui a subi une averse ».

Sous la pression de caricatures haineuses, de sifflets stridents et d’injures acides, la Société renonce à cette œuvre blasphématoire tandis qu’une souscription s’organise afin de lui trouver une issue positive. Signée Paul Cézanne, Claude Debussy, Georges Clemenceau, André Gide, Maurice Maeterlinck, Claude Monet ou Auguste Renoir, cette souscription réunit tout ce que la France des arts et des lettres compte de « modernes » mais aussi, à l’heure d’une immense bataille idéologique, de « dreyfusards ». Qualifiée de « seconde affaire Dreyfus », dont elle est parfaitement contemporaine, cette sculpture réputée scandaleuse clive alors la scène intellectuelle hexagonale et dépasse sans commune mesure son objet. De guerre lasse, Rodin renonce à cette commande majuscule, dont les cristallisations politiques l’excèdent et dont l’artiste Alexandre Falguière hérite bientôt.

Il faudra attendre 1939 pour que soit enfin édifiée en plein Paris, au croisement des boulevards Raspail et Montparnasse, ce Monument à Balzac. Quatre décennies avaient dilué les hostilités et un autre emplacement avait été désigné. Autre temps, autre lieu : telle pourrait être la morale d’une histoire que semblent réactiver de récents épisodes. Peut-être faudra-t-il s’en souvenir ?

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°497 du 16 mars 2018, avec le titre suivant : 1898 : le « Monument À Balzac » par Rodin est largement conspué

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