Société

Aux artistes dont le nom ne s’est pas perdu

Par Pascal Ory · Le Journal des Arts

Le 28 février 2023 - 641 mots

PARIS

J’espère que toutes celles et tous ceux qui me lisent ont déjà, dans leur vie, mis au moins une fois les pieds au Panthéon.

Ce lieu de mémoire, que certains – surtout les Français – jugent froid et distant, est, quand on sait le prendre, bourré jusqu’à la gueule de symboles et de mémoires, bref d’émotion. Surtout si l’on prend en considération non seulement le bâtiment lui-même, riche jusqu’à la complexité (qui sait, par exemple, que l’on y honore aussi bien Toussaint Louverture que les « Justes » français de la Shoah ?), mais encore l’étonnante variété des rituels qui l’animent périodiquement : les « panthéonisations » bien sûr, mais aussi ces nouvelles cérémonies que sont, depuis quelques années, les grandes réunions de nouveaux naturalisés.

Parmi les nombreux monuments du lieu, l’un des moins remarqués – ce qui, quand on en connaît l’objet, est une réussite paradoxale – est celui qui fut commandé par la IIIe République au sculpteur Paul Landowski, parangon de la commande publique. La commande date de 1909 ; elle fut installée en 1914. Elle anticipe donc de six années sur l’invention, à vrai dire géniale, du « soldat inconnu ». Sans doute faut-il y voir une démonstration, parmi tant d’autres, de l’enracinement des logiques démocratiques : l’œuvre de Landowski, qui présente deux atlantes musculeux soutenant le poids, visiblement très lourd, de plusieurs frises sculptées, est en effet intitulée : « Monument des artistes dont le nom s’est perdu ».

Funérailles de Victor Hugo au Panthéon, le 1er juin 1885. © Paris Musées Collection / Domaine public
Funérailles de Victor Hugo au Panthéon, le 1er juin 1885.
© Paris Musées Collection

Reste que cette présence discrète met d’autant mieux en lumière une absence criante : celle des artistes dont le nom ne s’est pas perdu. À deux réserves près, qui ne changent rien au constat. D’une part parce que l’on entendra ici que les écrivains sont exclus de la notion. Aux côtés des hommes et des femmes politiques, ils se taillent en effet la part du lion. Le premier panthéonisé fut Voltaire, la République a rouvert le Panthéon pour Victor Hugo, et elle a célébré ici aussi bien Émile Zola qu’André Malraux. Mais ces quatre noms nous livrent la clé de la sélection au concours français des Grands Hommes. Comme le comprenait l’esprit des Lumières, qui présida à l’ouverture puis à la réouverture du Panthéon, Hugo est là parce qu’il fut aussi l’opposant opiniâtre à Napoléon III, de même que le Zola qui est célébré l’est en tant qu’auteur non du cycle des Rougon-Macquart mais de « J’accuse… ! ». C’est sans doute d’abord pour cela que les architectes et les plasticiens, les cinéastes ou les musiciens brillent par leur absence : vérification faite, le rôle civique d’un Auguste ou d’un Jean Renoir, d’un Le Corbusier ou d’un Berlioz est apparu comme faible ou, pire, comme très discutable. Joséphine Baker, elle, est incontestablement une artiste de la scène et de l’écran, mais ce n’est pas pour cela qu’elle fut notre dernière panthéonisée, ce fut pour son double engagement patriotique et philanthropique – et parce qu’elle représenta spectaculairement une « certaine idée » de l’intégration à la française.

La sélection, sous Jacques Chirac, d’Alexandre Dumas a en effet ouvert une brèche : le sympathisant de la révolution de 1830 exhibait un certificat de civisme assez léger, mais l’auteur universellement salué des Trois Mousquetaires pouvait passer pour incarner la culture française. Cette idée d’incarnation a sans doute de l’avenir. Elle n’a pas convaincu les décideurs politiques quand on leur a présenté la candidature non de Verlaine et de Rimbaud mais du couple qu’ils formaient ; en revanche la bisexualité de Joséphine et, plus encore, la qualité de métis de Dumas ont non pas retiré mais ajouté un fleuron à leur couronne. À partir de là, les chances des artistes supposés incarner soit la nation dans son ensemble, soit telle ou telle des « communautés » qui, de plus en plus, la composent, doivent être prises au sérieux. Il y a quelques mois, Benoît Peeters lançait l’hypothèse d’une panthéonisation de René Goscinny. Quand en 2013 Régis Debray avait évoqué le nom de Joséphine Baker, le scepticisme avait dominé. On se gardera donc d’ironiser.

Le Panthéon à Paris. © Photo Moonik, 2011
Le Panthéon à Paris.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°605 du 17 février 2023, avec le titre suivant : Aux artistes dont le nom ne s’est pas perdu

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