Monument - Société

Qui panthéonises-tu ?

Par Pascal Ory · Le Journal des Arts

Le 26 février 2024 - 679 mots

Avant même que Missak Manouchian ne soit, ces jours-ci, panthéonisé, des voix se sont élevées pour demander que les mêmes honneurs soient rendus à Robert Badinter.

Panthéon, Paris. © Camille Gévaudan, 2012, CC BY-SA 3.0
Panthéon, Paris.
© Camille Gévaudan

Occasion de rappeler que, parmi les inventions françaises, le « grand homme » de la philosophie des Lumières – celui qui figure sur le fronton du monument – est l’une des plus remarquables et des plus imitées.

Le rapport que la France entretient non avec son histoire mais avec sa mémoire est, en son sein, un constant objet de débat, voire de polémique, mais il est d’abord, sous le regard de l’étranger, impressionnant, tout se passant comme si ce cher-et-vieux-pays, naguère grande puissance mondiale et, il y a peu, pays de la Révolution française, n’avait plus de motifs de fierté que dans le souvenir.

Mais cette actualité récurrente – des cinq Républiques la Cinquième est, de loin, le régime qui aura le plus panthéonisé – offre matière à bien d’autres réflexions. Pour qui s’interroge sur la construction et sur l’évolution de la religion culturelle, l’une des particularités de la société des grands hommes réunie dans le temple de la nation n’est pas la présence, minoritaire, des femmes – effet automatique d’un patriarcat qui, dès lors qu’on examine la liste et le calendrier de ces honneurs, recule progressivement, là comme ailleurs –, mais un constat plus troublant, d’autant plus que rien n’indique que les choses vont changer de sitôt : l’absence sinon des artistes, puisque depuis trois ans Joséphine Baker est en bonne place, caveau numéro 13, du moins des architectes, des peintres, des sculpteurs, des compositeurs ou des chorégraphes. Autant que telle ou telle présence, ce sont ces absences qui attirent l’œil.

Assurément il faut d’abord se mettre d’accord sur la définition. Posons ici que la littérature n’est pas un art – même la littérature théâtrale, où un Victor Hugo a pu exceller –, et reprenons la définition traditionnelle des « beaux-arts » tels que la Troisième République les entendait encore. Dans ces conditions, force est de reconnaître que la même nation qui a ouvert les portes de son temple à une bonne dizaine de savants n’en a jugé dignes ni Berlioz ni Rodin – pour citer deux des rares noms qui ont circulé à notre époque, laquelle adore, plus que jamais, jouer au petit jeu du « qui panthéonises-tu ? ». Il s’agit bien en effet ici de la nation car, en cherchant bien, on finirait par trouver dans un coin du bâtiment un peintre, l’obscur Joseph-Marie Vien, chéri de Marie-Antoinette, mais il est là de manière subreptice et déshonorante, au titre de l’erreur de casting qui avait fait du lieu, pendant quelques années, la nécropole des officiels du premier Empire.

La comparaison avec Joséphine Baker livre la clé de cette différence de traitement. Jamais la carrière de l’interprète de music-hall ne lui aurait valu ne serait-ce qu’une médaille officielle. C’est la femme noire – par un significatif renversement du stigmate –, la Française patriote engagée dans la France Libre et l’Américaine impliquée dans la lutte pour les droits civiques, le tout éclairé par l’aventure de la « famille arc-en-ciel » – choix alternatif du mouvement des « racisés » – qui l’ont portée au sommet.

Le Panthéon n’est pas un top 50 de la célébrité populaire ou de la référence universitaire, sinon Jules Verne et Marcel Proust, Pablo Picasso et Le Corbusier y seraient déjà. Le Panthéon n’honore pas des victimes comme Dreyfus mais des héros comme Zola – des héros dont on peut dire que leur vie témoigne d’un dépassement de leur condition sociale par un choix de valeurs. Simone Veil n’est pas ici comme ministre ou comme déportée mais comme celle qui a fait voter la loi sur l’IVG, Missak Manouchian n’y arrive pas comme poète arménien mais comme incarnation des « étrangers dans la Résistance ». J’ai un jour signalé dans cette chronique qu’au Panthéon figurait une sculpture surprenante, érigée en l’honneur « des artistes dont le nom s’est perdu ». Il faut donc bien conclure – dût la fierté de certains en souffrir – que le nom perdu est celui d’un individu introuvable : le grand artiste doublé d’un citoyen exemplaire.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°627 du 16 février 2024, avec le titre suivant : Qui panthéonises-tu ?

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