Histoire - Restitutions

La part d’ombre des Musées nationaux récupération

L’histoire des oeuvres spoliées pendant la Seconde Guerre mondiale et de leur restitution

Par Sophie Flouquet · L'ŒIL

Le 25 janvier 2010 - 2026 mots

Dès la Libération, la France s’est attelée à la restitution des œuvres d’art spoliées. Dans les années 1990, la polémique a ravivé ce dispositif mis en sommeil, quitte à générer une certaine confusion.

Fin 1995, la Cour des comptes jette un pavé dans la mare. Dans un rapport consacré aux collections de musées – qui n’a alors pas vocation à être rendu public –, les magistrats de la rue Cambon rappellent publiquement, à ceux qui l’auraient alors oublié, que les musées nationaux détiennent encore quelque 2 000 œuvres d’art récupérées en Allemagne après la Seconde Guerre mondiale et non restituées à leurs propriétaires ou à leurs ayants droit. Le rapport insiste surtout sur le fait que, cinquante ans après la fin du conflit, la restitution de ces œuvres inventoriées sous le sigle MNR, pour « Musées nationaux récupération », ne semble plus constituer un véritable objectif de l’administration des musées.

L’affaire vient opportunément relayer la thèse d’un journaliste d’investigation qui a travaillé à partir des archives américaines, Hector Feliciano, dont l’enquête est alors publiée en français sous le titre Le Musée disparu (2008 pour l’édition Gallimard). Prolongeant les travaux de recherche de Lynn Nicholas sur la mise en place d’un système de pillage organisé des œuvres d’art par les nazis (Le Pillage de l’Europe. Les œuvres d’art volées par les nazis, Seuil), Feliciano détaille, dans un chapitre consacré aux fameux MNR, quelques cas édifiants de tableaux qui auraient pu être facilement restitués. Il révèle aussi l’absence d’inventaire complet spécifique et la réticence de certains professionnels à communiquer les informations sur ce sujet.
 
Suite à la parution du livre, plusieurs tableaux feront l’objet d’une restitution. Ainsi de La Femme en rouge et vert, de Fernand Léger, longtemps accrochée aux cimaises du Musée national d’art moderne et rendue aux héritiers du marchand Paul Rosenberg en 2003. « Malgré des erreurs de détails, son livre a eu le mérite de faire bouger les choses », admet un conservateur. Pourtant, à l’époque, Françoise Cachin, alors directrice des Musées de France, privilégie dans un premier temps l’indignation face aux allégations du journaliste… avant d’annoncer l’établissement d’un catalogue complet des MNR.

Distinguer MNR et pillage
En 1997, le gouvernement Juppé se saisit du sujet dans le cadre de la commission présidée par Jean Mattéoli, résistant et ancien président du CES, chargée de faire le point sur la spoliation des juifs de France. Mais la polémique persiste. En janvier 1997, le quotidien Le Monde consacre sa une aux « 1 955 œuvres d’art volées aux juifs pendant l’Occupation » détenues par les musées français. « Cette une nous avait à la fois alarmés et scandalisés, raconte Didier Schulmann, également co-auteur, du rapport de la commission Mattéoli consacré au pillage des œuvres d’art (Isabelle Le Masne de Chermont, Didier Schulmann, Le pillage de l’art en France pendant l’Occupation et la situation des 2 000 œuvres confiées aux musées nationaux).

Elle induisait une confusion, qui persiste aujourd’hui, sur le fait que les MNR n’auraient été que des œuvres pillées. Or ce n’est pas toujours le cas. Les MNR sont les œuvres retrouvées en Allemagne dont la provenance était française. Les MNR et le pillage sont deux phénomènes différents. » Mais comme le laisse alors entendre Hector Feliciano, les musées français ont-ils vraiment continué à agir en faveur de la poursuite des restitutions ?

Dès l’issue du conflit, les autorités françaises – mais aussi anglaises et américaines – ont mis en place un dispositif spécial pour retrouver et restituer la centaine de milliers d’œuvres spoliées par les nazis et acheminées en Allemagne. En septembre 1944, une Commission de récupération artistique (CRA) est mise sur pied pour faire revenir les œuvres au titre des réparations dues par l’Allemagne. Les accords internationaux prévoient que les États peuvent reconstituer leur patrimoine, à charge pour eux de mener les enquêtes.

Le secrétariat de la CRA est confié à l’héroïque Rose Valland, qui avait eu la charge de documenter les œuvres entreposées par les nazis au dépôt du Jeu de Paume, à Paris (Le Front de l’art, rééd. RMN, 1997). Liste d’œuvres, noms de propriétaires et localisation des dépôts en Allemagne s’avèrent alors de précieux documents pour retrouver les biens envoyés en Allemagne. Nommée lieutenant puis capitaine de l’armée, Rose Valland joue alors le rôle d’agent de liaison entre la CRA et le gouvernement dans la zone d’occupation allemande. Son action est conjuguée à celle des forces internationales.
 
Dès mai 1945, l’armée américaine a localisé la plupart des dépôts et saisi les collections des dignitaires nazis ou des musées, dont celui de Linz, projeté par Hitler dans sa ville natale. Des dépôts provisoires, les collecting points, sont ouverts dans chaque zone d’occupation. Là, de jeunes historiens de l’art mènent les investigations nécessaires à l’identification des œuvres et de leurs propriétaires. « Toute une génération d’historiens de l’art y a travaillé, souligne Didier Schulmann. La plupart deviendront directeurs de musées en Angleterre ou aux États-Unis. »

Les musées plaident la bonne foi
Le 30 septembre 1949, un décret du gouvernement français met fin aux activités de la CRA. Un travail colossal a été effectué. Dans le Répertoire des biens spoliés, qui traite autant des biens industriels que des chevaux, plus de 80 000 fiches concernent des œuvres d’art. 61 233 œuvres ont été retrouvées et, en 1950, 41 778 d’entre elles ont été restituées.
 
La décision est alors prise – un peu hâtivement – de vendre le reliquat, par le biais de l’Administration des domaines, soit près de 14 000 pièces considérées comme étant d’intérêt négligeable. Seules 2 043 œuvres, dont 983 tableaux, sont confiées par l’Office des biens et intérêts privés (OBIP) à la garde de la Direction des musées de France (DMF), qui les enregistre sous l’appellation MNR. Elles ont été sélectionnées dans le cadre de plusieurs commissions, et retenues sur des critères parfois hasardeux : pièces majeures destinées aux musées nationaux, « œuvres curieuses et rares destinées aux salles d’études », faux pour éviter de les remettre sur le marché, pièces destinées aux musées historiques et œuvres destinées à la constitution d’une collection pour décorer les ambassades…

De 1950 à 1954, ces MNR sont exposés au château de Compiègne dans le but d’être réclamés, avant d’être répartis entre les musées nationaux où la plupart sont toujours conservés. Ce sont ces œuvres qui sont à l’origine de la polémique relancée par la Cour des comptes.

Pendant plus de cinquante ans, les musées nationaux ont-ils manqué à leur obligation de publicité relative à ces œuvres dont ils ne sont que des détenteurs précaires ? Pour Didier Schulmann, la situation est un peu plus complexe. « Dans le contexte de l’après-guerre, quand le travail de la CRA a été terminé, tout le monde a souhaité passer à autre chose. Mais soixante ans après, il fallait rouvrir ce dossier, même si plus le temps passe et plus les dossiers sont compliqués », estime-t-il.
 
Si un certain laxisme est indéniable sur le sujet, le conservateur plaide en faveur de la bonne foi des musées. « Jamais les musées nationaux n’ont souhaité que le statut à part des MNR soit modifié, poursuit Didier Schulmann. Au contraire, lors des accords d’Évian sur l’indépendance de l’Algérie, la décision a été prise de laisser les collections des musées nationaux en Algérie, à l’exception des MNR, qui ont été rapatriés. »

Suite aux recommandations de la commission Mattéoli, la DMF rouvre donc le dossier. Dès 1997, les MNR sont à nouveau exhibés dans le cadre d’expositions montées dans les grands musées nationaux (Louvre, Orsay, Sèvres, Versailles et musée national d’Art moderne), mais aussi dans 120 musées de région. L’engagement est pris de publier un catalogue complet. Une base de données est ouverte en 1997 par le ministère de la Culture puis donne lieu à la publication, en 2004, du catalogue papier des peintures MNR.
 
Si le souci premier de l’administration est d’abord de diffuser largement l’information, le mouvement de restitution reprend, parfois à l’égard de propriétaires qui n’ont rien demandé. Un Tiepolo, un Strozzi, mais aussi des Nymphéas de Monet sont rendus à leurs ayants droit. Récemment, un tableau de Matisse, mais aussi une reliure persane ont également été restitués. Autant d’œuvres qui sont parfois rapidement remises en vente. « Cela ne change rien à la légitimité des demandes », tranche Thierry Bajou, en charge du sujet à la DMF. « Les dossiers en cours sont de plus en plus compliqués, poursuit ce dernier, car les documents sont plus difficiles à réunir. L’État ne peut restituer que s’il dispose d’une preuve effective de propriété. »

La fin des MNR ?
Cela, notamment, car les derniers MNR comprennent désormais peu d’œuvres spoliées, comme ont eu le mérite de le révéler les travaux récents menés par les conservateurs. « Nos recherches ont permis d’établir que, contrairement à une idée très répandue, les véritables spoliations sont très minoritaires parmi les peintures inscrites à l’inventaire des MNR », écrivent ainsi Claude Lesné et Anne Roquebert dans le Catalogue des peintures MNR. La CRA avait en effet déjà restitué la plupart des biens dont la spoliation avait été avérée.

En 2004, seule une quarantaine de tableaux spoliés ont été identifiés parmi les MNR. Les autres ont été soit achetés par les Allemands (105 achetées pour Goering, 292 pour le musée de Linz, 170 pour les musées allemands), soit envoyés en Allemagne dans des conditions non élucidées (62 peintures)… Car sous l’Occupation, Paris est resté une place très active du marché de l’art [lire l’article précédent]. En 1997, les héritiers du collectionneur Gentili di Giuseppe, juif italien installé à Paris dans les années 1920, ont ainsi obtenu gain de cause devant les tribunaux français. Ils se sont ainsi vu restituer des œuvres vendues dans le cadre d’une succession en déshérence. En apparence, la transaction semblait pourtant légale, mais les héritiers avaient dû quitter la France à cause des lois raciales.

Si certains marchands ont été condamnés après-guerre pour collaboration, le sujet demeure aujourd’hui tabou, et aucune étude historique poussée sur le marché de l’art sous l’Occupation n’a jamais été publiée. Autant dire que l’histoire exhaustive des MNR risque de n’être jamais totalement écrite. Parallèlement, la Commission d’indemnisation des victimes des spoliations (CIVS), qui dépend du Premier ministre, poursuit son travail sur les biens considérés comme disparus. De 1999 à 2006, 107 dossiers relatifs à des œuvres d’art y ont été instruits.
 
Dans ce contexte, la DMF affirme poursuivre sa mission d’information, notamment dans le cadre d’expositions – dont une a été présentée en 2008 à Jérusalem –, même si la base des MNR n’a plus été actualisée depuis… 2003. Une nouvelle version, étoffée de données historiques et juridiques, devrait néanmoins bientôt voir le jour. Thierry Bajou réfléchit par ailleurs à une mention plus explicite que « Attribué par l’Office des biens et intérêts privés » à faire figurer sur les cartels de ces œuvres dans les musées nationaux. Cela pour que le public puisse aussi comprendre l’origine de ces pièces.

Mais pendant combien de temps encore ce travail devra-t-il être mené ? Dans l’immédiat après-guerre, plusieurs projets de loi fixant un délai de prescription pour les restitutions ont été rédigés sans être votés. Une circulaire de la DMF datant de 1992, signée de Jacques Sallois, confirmera plus tard cette imprescriptibilité, principe réaffirmé par la commission Mattéoli qui recommandait toutefois d’intégrer les œuvres non spoliées aux collections nationales. Dans une tribune publiée en décembre dernier dans les colonnes du quotidien Libération, Serge Klarsfeld, président de l’Association des fils et filles des déportés juifs de France, s’est prononcé en faveur d’une date limite de dépôt des dossiers à la CIVS – qui traite exclusivement des demandes d’indemnisations – au 31 décembre 2011.

Faut-il pour autant faire disparaître la mention MNR des inventaires des musées nationaux ? « Les MNR sont des témoins, ils permettent de faire que les choses ne se diluent pas, estime Didier Schulmann. L’empreinte de cette histoire doit rester. »

À voir

Exposition « La dame du Jeu de Paume. Rose Valland sur le front de l’art », Centre d’histoire de la résistance et de la déportation (CHRD), Espace Berthelot, 14, avenue Berthelot, Lyon (69), www.chrd.lyon.fr, jusqu’au 2 mai 2010.

À lire

Catel, Emmanuelle Polack et Claire Bouilhac, Rose Valland : capitaine beaux-arts, Dupuis, 48 p., 11,50 euros. L’histoire de Rose Valland racontée en bande-dessinée.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°621 du 1 février 2010, avec le titre suivant : La part d’ombre des Musées nationaux récupération

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