Conférence - Restitutions

SPOLIATIONS, RECHERCHE

Biens volés pendant la guerre, trente années de mobilisation

Par Sindbad Hammache · Le Journal des Arts

Le 26 mars 2024 - 1328 mots

En 1995, le journaliste Hector Feliciano publiait l’un des tout premiers ouvrages sur les œuvres d’art volées par les nazis. Lors d’un récent séminaire organisé par l’INHA, il est revenu sur cette enquête qui a servi d’élément déclencheur au lancement de la mission Mattéoli.

Hector Feliciano. © David Estrada / FNPI
Hector Feliciano.
© David Estrada / FNPI

Dans Le Musée disparu. Enquête sur le pillage d’œuvres d’art en France par les nazis, publié aux éditions Gallimard en 1995, Hector Feliciano mettait en lumière un statut méconnu jusque dans les institutions muséales : celui des « Musées nationaux Récupération » (MNR), ces œuvres dont le Louvre, Orsay, ou des musées de province sont les « détenteurs précaires », dans l’attente d’une restitution à leurs propriétaires légitimes. Les biens culturels volés par les nazis constituaient un impensé avant que le journaliste portoricain, alors correspondant à Paris pour le Washington Post, n’y consacre une partie de son livre. Ce ne sont qu’une quinzaine de pages, à la fin d’un ouvrage retraçant patiemment le sort de grandes collections durant l’occupation allemande en France, mais elles eurent un écho retentissant. « L’ouvrage a marqué le début d’une nouvelle période, après celle de la restitution de l’immédiate après-guerre puis l’oubli durant la guerre froide. Hector Feliciano a très fortement contribué à lancer cette période », rappelle David Zivie, chef de la Mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés entre 1933 et 1945, en introduction à la rencontre avec Hector Feliciano organisée le 28 février dans le cadre du séminaire « Patrimoine spolié » qui se tient à l’Institut national d’histoire de l’art (INHA) depuis plusieurs années [1].

C’est devant un amphithéâtre comble que le journaliste est revenu à cette occasion sur son enquête, qui s’inscrit dans le contexte d’un intérêt naissant du domaine académique pour la question des spoliations nazies. Ainsi Laurence Bertrand-Dorléac, alors jeune chercheuse qui vient de soutenir une thèse sur l’art sous l’Occupation ; l’historienne américaine Lynn H. Nicholas, qui publie en 1995 Le Pillage de l’Europe (Seuil) ; et le journaliste Philippe Sprang [ancien contributeur au Journal des Arts, décédé en 2023] remettent-ils le sujet des œuvres d’art volées à l’ordre du jour. En dehors de ces initiatives, il n’y avait « rien, rien sur le sujet, témoigne Hector Feliciano. Il n’y avait pas Internet, le livre de Rose Valland [Le Front de l’art : défense des collections françaises, 1939-1945, 1961] était épuisé, et on me racontait des petits bouts de choses. » Lorsque lui parviennent les échos de tableaux volés conservés dans les collections nationales, il imagine alors qu’il s’agit de quelques « croûtes ».« Au début, je n’ai pas bien compris. Pour les familles, il y avait l’idée que c’était un chapitre fermé », retrace-t-il.

Questionner les familles

Dans son ouvrage, Hector Feliciano met en exergue l’importance du croisement entre les sources humaines et les documents, ces derniers étant souvent inaccessibles. C’est dans les Archives nationales de Washington qu’il découvre une mine d’informations, des duplicatas de rapports envoyés aux Américains par les services de renseignements français et britanniques, et perdus dans une montagne de 13 millions de documents photographiés. En France, Hector Feliciano parvient à contourner les fins de non-recevoir des Archives nationales et du ministère des Affaires étrangères en passant par les familles spoliées, légitimes à exiger la consultation des rapports sur les œuvres retrouvées à la Libération. « Les familles ne voulaient pas trop me parler, il fallait que je leur montre que je n’étais pas un chasseur de trésor. Au début, dans ma naïveté, je ne me rendais pas compte de l’importance du sujet pour elles. Ce n’est pas comme perdre une paire de chaussures, on projette beaucoup de choses sur l’art », relate-t-il. Enfin, ses entretiens avec des ex-conservateurs, dont la parole est libérée au moment de leur retraite, complètent cette accumulation de sources : « J’ai obtenu beaucoup d’informations de [l’écrivain] René Bazin ou [de l’historien et conservateur] René Huyghe », note-t-il.

Hector Feliciano, Le musée disparu, Enquête sur le pillage d’œuvres d’art en France par les nazis - première édition 1995, édition Folio Histoire 2012. © Gallimard
Hector Feliciano, Le musée disparu, première édition 1995, édition Folio Histoire 2012.
© Gallimard

Fin 1995, le résultat de ce travail d’investigation paraît chez le petit éditeur Austral. En couverture figure l’Astronome de Vermeer [voir ill.], un trésor volé par les nazis dans la collection d’Édouard de Rothschild, et qui devait rejoindre le grand musée qu’Hitler projetait d’édifier dans sa ville natale de Linz en Autriche. Restitué au baron dès 1945, puis donné au Louvre par sa famille en 1983, le tableau ne présente aujourd’hui aucune trace visible de cette histoire. Si ce n’est, au revers de la toile, le tampon d’une croix gammée : comme un symbole, ce stigmate de la spoliation frappe le coin inférieur droit de l’œuvre reproduite en couverture. Mais la révélation du passé trouble qui hante les collections françaises se heurte à l’actualité : « Il est sorti pendant les grèves de transport [de novembre 1995], je croyais que le livre était mort ! » Loin d’être mort, l’ouvrage secoue en fait le monde de la conservation muséale, pris au dépourvu, comme le retrace Didier Schulmann, alors conservateur au Centre Pompidou, venu donner la réplique au journaliste lors du séminaire de l’INHA : « Dans les musées, quand on a pris connaissance du livre d’Hector, nous étions dans l’ignorance de ces questions. Nos chefs plus âgés en savaient davantage mais n’en parlaient pas. Nous ignorions les archives de la Commission de récupération artistique, nous étions dans l’incapacité de reconstituer les choses, et dans une logique de défense des collections. Ce qui nous a sidérés, c’est de voir qu’Hector Feliciano avait reconstitué une cartographie du pillage à travers les familles. L’histoire [du galeriste] Paul Rosenberg, par exemple, on n’en savait rien. »

Les conservateurs sur la défensive

À la suite de cette publication, la presse française s’intéresse davantage à un sujet qu’elle abordait sporadiquement : au sein du quotidien Le Monde, Emmanuel de Roux et Philippe Dagen mènent en tandem une investigation sur ces tableaux volés, que les institutions muséales françaises essaient régulièrement d’intégrer à leur collection malgré leur statut de « détenteur précaire » jusqu’à identification des propriétaires légitimes – statut rappelé en 1992 par le ministère de la Justice aux conservateurs. Venu en auditeur au séminaire de l’INHA, le critique d’art Philippe Dagen évoque un « réflexe de propriété des conservateurs qui était féroce ». « L’argument du service des Musées de France était que tout cela était très compliqué, alors qu’une paire de journaliste pas vraiment spécialisés pouvait sortir rapidement des dossiers, pointer des œuvres. »

Pour Hector Feliciano, les retombées immédiates de l’ouvrage ne sont pas des plus agréables : un contrôle du fisc inopiné – « grande coïncidence », en sourit-il trente ans plus tard – puis un procès pour diffamation intenté par la famille du galeriste Georges Wildenstein, dont Le Musée disparu décrit le rôle opaque durant l’occupation allemande. « On me comparait à [Robert] Faurisson, c’était incroyable ! », se remémore-t-il amèrement : au terme de cinq ans de procédure, la famille sera déboutée en Cour de cassation.

Les effets de ce coup de projecteur dû à Hector Feliciano, Lynn H. Nicholas et Philippe Sprang se ressentent progressivement dans les musées, d’abord outre-Atlantique : « En France et en Europe, cela relevait d’une décision politique. Au début, les restitutions ont été plus faciles aux États-Unis car les musées sont privés. Aujourd’hui la tendance s’est inversée, car la décision politique a été prise, mais aux États-Unis chaque musée privé lutte contre les restitutions », analyse le journaliste. Trente ans après avoir exposé le « monstre du Loch Ness » au grand jour, il se félicite des évolutions d’un milieu muséal, qui a complètement intégré la question de la restitution et fait de la recherche de provenance une de ses priorités. « Cette histoire de l’art volé a formé, préparé le milieu pour d’autres restitutions de biens culturels, comme ceux venus des anciennes colonies. Ça a été une grande joie pour moi de voir que ces deux sujets se chevauchaient », se réjouit Hector Feliciano, qui relève toutefois encore quelques angles morts dans la recherche sur les biens spoliés, comme les spoliations des opposants politiques et des francs-maçons, ou les difficiles chantiers des livres et des meubles.

(1) Les séances du séminaire « Patrimoine spolié pendant la période du nazisme, 1933-1945. Recherche de provenance à l’échelle internationale » sont diffusées sur la chaîne YouTube de l’INHA.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°629 du 15 mars 2024, avec le titre suivant : Biens volés pendant la guerre, trente années de mobilisation

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