Royaume-Uni - Art contemporain

Philip Guston réhabilité

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 24 octobre 2023 - 885 mots

LONDRES / ROYAUME-UNI

La rétrospective du peintre controversé pour sa représentation des membres du Ku Klux Klan avait été annulée en 2020 aux États-Unis. Elle ouvre à la Tate Modern, après reconnaissance de l’antiracisme de Guston par les conservateurs.

Philip Guston (1913-1980), The Line, 1978, huile sur toile, 180 x 186 cm. © The Estate of Philip Guston / Hauser & Wirth
Philip Guston (1913-1980), The Line, 1978, huile sur toile, 180 x 186 cm.
© The Estate of Philip Guston / Hauser & Wirth

Londres. L’un des plus importants artistes américains de la deuxième moitié du XXe siècle, Philip Guston (1913-1980), reste peu connu en France. Est-ce la difficulté à classifier celui qui a fait partie des expressionnistes abstraits – l’artiste, malgré ses débuts à Los Angeles, évoque plutôt l’école de New York – avant un retour spectaculaire à une forme de figuration ? Ou, peut-être, ces images robustes, voire rudes (seul Max Beckmann pourrait représenter son alter ego artistique en Europe) continuent-elles de heurter la sensibilité des spectateurs…

Vue de l'exposition de Philip Guston à la Tate Modern, Londres. © Tate / Larina Fernandes
Vue de l'exposition « Philip Guston » à la Tate Modern, Londres.
© Tate / Larina Fernandes

En 2020 l’œuvre de Guston a pourtant fait les gros titres…, mais pour de mauvaises raisons. L’inauguration de son exposition à la National Gallery de Washington, qui aurait dû voyager à l’intérieur des États-Unis avant d’atterrir à la Tate Modern de Londres, fut repoussée, puis annulée. On est alors juste après le meurtre de George Floyd et le début du mouvement Black Lives Matter (« la vie des Noirs compte »), à un moment où une partie de la société américaine développe une sensibilité extrême à toute expression de racisme, réel ou imaginaire. Dans ce contexte, certaines des peintures de Guston qui représentent des personnages du Ku Klux Klan créent la polémique. Il fallut une recherche menée par des conservateurs de musées américains, mais aussi par ceux de la Tate – même si l’un d’entre eux, Mark Godfrey, a critiqué cette démarche –, pour que l’œuvre de Philip Guston soit lavée de tout soupçon. Parmi les preuves qui ont servi, si l’on ose dire, à « blanchir » l’artiste, figure une peinture murale réalisée dès 1932, et depuis détruite, qui montre un homme noir battu par un membre du Ku Klux Klan. Guston participa également à Bloc of Painters, un groupe formé par le célèbre artiste muraliste mexicain David Alfaro Siqueiros (1936) en lutte contre toute forme de racisme aux États-Unis. Ajoutons pour finir sa réaction véhémente à la guerre d’Espagne avec cette toile impressionnante qu’il intitula Bombardement (1937).

L’influence de De Chirico

On reste stupéfait face à ce manque de lucidité des institutions muséales. Pourtant, un simple regard permet de constater avec quel ridicule ces fanatiques membres du Ku Klux Klan ont été mis en scène par Guston. Ces personnages qui portent le fameux hood (cagoule) semblent sortir directement d’une bande dessinée ou d’un bal masqué cauchemardesque. Aucune trace d’apologie de ces figures emblématiques de la violence raciste. L’artiste affirmait que ces représentations étaient pour lui une manière d’examiner le mal à ses origines, au risque même d’une identification à ce dernier, comme dans la toile The Studio (1969).

Philip Guston (1913-1980), The Studio, 1969, huile sur toile, 121,9 x 106,7 cm. © The Estate of Philip Guston
Philip Guston (1913-1980), The Studio, 1969, huile sur toile, 121,9  x 106,7 cm.
© The Estate of Philip Guston

Revenons toutefois à l’essentiel, à savoir au langage plastique de Guston. Ou plutôt aux langages, car le peintre fait partie de ceux qui ne sont jamais là où on les attend. Son œuvre de jeunesse est marquée par le surréalisme, par Picasso, et surtout par Giorgio De Chirico. Selon Guston, c’est l’œuvre de ce dernier qui a été déterminante pour sa carrière artistique. Et, de fait, les personnages hiératiques de ses premiers tableaux manifestent une ressemblance avec les mannequins du père de la Peinture métaphysique (Locker Room, 1943). Graduellement, les figures perdent leur aspect organique et se transforment en silhouettes placées sur la surface de la toile (The Porch, 1946-1947). Puis, les contours s’effacent et les composants, plus ou moins reconnaissables, fusionnent les uns dans les autres (The Tormentors, 1947).

De l’abstraction à la figuration

Attiré par l’abstraction, Guston déménage à New York et retrouve, entre autres, son ami de jeunesse, Jackson Pollock. Son style reste indéterminé, mais il est moins violent que celui de ce dernier, plus dynamique que les rideaux de couleurs de Rothko. Reconnu comme un des pionniers de l’abstraction américaine, son trajet semblait bien tracé. Encore que, çà et là, des formes reconnaissables se glissent dans ses toiles (Painter III, 1963). Pour autant, il faut attendre 1970 et une exposition à la Marlborough Gallery de New York pour assister à son véritable retour à la figuration et au scandale qui accompagne ce revirement. Pour la critique et même pour les artistes, le peintre a trahi les acquis de l’avant-garde qui triomphe aux États-Unis. Il faudra un certain temps pour comprendre que, à l’instar de Jean Hélion en France, Guston ne retourne pas à la figuration mais « sur » la figuration. Tracés grossièrement, les personnages et surtout les objets ne sont pas toujours reconnaissables. Ce sont des entassements chaotiques, où des « choses » et des formes indéterminées, placées sans aucune hiérarchie, sont enchâssées, voire encastrées les unes dans les autres. Face à ces « puzzles dépariés », à ces collages arbitraires, le spectateur distingue quelques éléments qui font partie du répertoire prosaïque de Guston. Des ampoules, des cigares, des cordes, des cagoules ou encore cet objet incongru, rarement représenté dans la peinture, la chaussure. On est toutefois loin de celle, célèbre, de Van Gogh, et de cet autoportrait déguisé. Ces « godillots » lourds, dont on ne voit le plus souvent que la semelle, proche de la forme du fer à cheval, accentuent davantage la matérialité, la solidité de cette peinture, qui rejette toute séduction (Rug, 1976 ; Monument, 1976). Au plaisir visuel apaisant, Philip Guston a préféré la brutalité inquiétante.

Philip Guston,
jusqu’au 13 juin, Tate Modern, Bankside, Londres.
Vernissage TV : Philip GUSTON à la TATE MODERN

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°619 du 20 octobre 2023, avec le titre suivant : Philip Guston réhabilité

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