Critiqué lors de son retour à la figuration, le peintre s’est distingué par son engagement face à l’histoire, et aux violences de la société.
Paris. Philip Guston (1913, Montréal, Canada – 1980, Woodstock, État de New York) demeure méconnu en France. Rien d’étonnant : même aux États-Unis, où il est pourtant rattaché à l’expressionnisme abstrait, il ne jouit pas du même statut que Pollock, Rothko ou De Kooning. Pire, à partir des années 1970, il revient à la figuration. L’exposition de 1970, à la galerie Marlborough (New York), suscita une réaction virulente : certains critiques d’art allèrent jusqu’à le qualifier de « traître à la modernité ». Il faut attendre une décennie et l’avènement de la postmodernité pour que son œuvre soit enfin reconnue à sa juste valeur.
Mais déjà en 1945, à New York, à l’occasion de sa première exposition, le peintre était accusé par Pollock de pratiquer une peinture trop traditionnelle. Cette critique traduit l’écart entre les débuts de l’abstraction américaine et la démarche à contre-courant de Guston.

© The Estate of Philip Guston
En réalité, rien ne prédestinait l’artiste à l’abstraction. Dès sa jeunesse, sa peinture s’inscrit dans une veine figurative – voire militante. À peine sa formation artistique achevée, il s’engage dans la lutte contre le racisme dans le sud des États-Unis et expose une toile en soutien à de jeunes Noirs accusés du viol de deux jeunes filles blanches. Parallèlement, il fréquente le John Reed Club, cercle d’inspiration marxiste. Il n’est donc guère surprenant qu’il se rende au Mexique pour découvrir la peinture murale révolutionnaire de Diego Rivera et de David Alfaro Siqueiros. Cet apprentissage lui sera précieux pour les travaux muraux réalisés dans le cadre du Federal Art Project (1935-1942), un programme mis en place pour soutenir les artistes durant la Grande Dépression. En somme, son œuvre s’inscrit pleinement dans son époque.

© The Estate of Philip Guston
L’exposition du Musée Picasso présente quelques œuvres de cette période, sans doute l’une des moins marquantes du parcours de Guston. Le peintre semble alors s’inspirer aussi bien de Max Beckmann et de De Chirico que de Giotto ou de Piero della Francesca. Une toile étrange comme Mother and Child (vers 1930) évoque clairement à la fois De Chirico et le néoclassicisme picassien. Ailleurs, dans Gladiators (1940), les figures enchevêtrées rappellent le style de Beckmann.
En 1947, Guston s’installe à New York et retrouve ses contemporains américains – William Baziotes, Mark Rothko, Clyfford Still. Il s’engage alors dans la voie de l’expressionnisme abstrait : gestes libres, éclats de couleur, absence de sujet et de narration. Son style, influencé par la pensée orientale, se montre moins énergique que le rythme heurté de Pollock, mais plus dynamique que les rideaux de couleur de Rothko. On évoque même à son propos un « impressionnisme abstrait ». Les formes bleutées et flottantes de White Painting II (1952) en offrent une belle illustration.
Si Guston n’a pas exercé la même influence sur la jeune génération que De Kooning ou Pollock, il n’en demeure pas moins l’une des figures majeures de l’abstraction américaine. Comment expliquer dès lors ce retournement que l’histoire de l’art, friande de ruptures spectaculaires, situe en 1970 ? En réalité, il s’agit moins d’une rupture que d’une évolution, dont le facteur principal se trouve en dehors du champ strictement artistique. Guston est profondément marqué par les images des camps de concentration, puis par la guerre du Vietnam, qui ravage la société américaine et le plonge dans une profonde dépression. À ce sujet, il déclare : « Il y avait la guerre, ce qui se passait en Amérique, la brutalité du monde. Quelle sorte d’homme étais-je donc, capable de lire des magazines tranquillement assis à la maison, d’entrer dans des colères frustrées au sujet de tout, puis de me rendre à l’atelier pour agencer un rouge à un bleu ? »

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Plein de ce sentiment d’impuissance, Guston produit des dessins satiriques, ridiculisant et dénonçant avec virulence le gouvernement de Richard Nixon (1971). Mais c’est surtout dans sa peinture, sombre et menaçante, que s’exprime cette angoisse diffuse. Souvent, il représente les figures du Ku Klux Klan, affublées de leurs fameuses cagoules (hoods), comme sorties d’un bal masqué grotesque et cauchemardesque. Pour l’artiste, il s’agit d’examiner le Mal à ses origines (Riding Around, 1969).
Plus intrigants encore sont les entassements arbitraires d’objets familiers et disproportionnés – horloges, cigarettes, ampoules – parfois accompagnés d’un œil géant (Studio Landscape, 1975). Tracées grossièrement, ces « choses », ces formes enchâssées, voire encastrées les unes dans les autres, composent des collages chaotiques qui expriment le malaise existentiel de l’artiste. Dans cet univers d’inquiétante étrangeté, un objet incongru revient sans cesse : des chaussures à semelles cloutées, proches de la forme du fer à cheval (The Street, 1977, [voir ill.]). Font-elles écho aux images des camps d’extermination nazis qui ont bouleversé l’artiste ? Sont-elles une représentation métonymique des assassins qui les portaient ? Quoi qu’il en soit, la puissance de cette peinture, indissociable de sa brutalité, relève du théâtre de la cruauté ordinaire.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°665 du 14 novembre 2025, avec le titre suivant : Philip Guston, peintre de la brutalité





