À Montrouge, dans leur ancien appartement familial transformé en centre d’archives, les filles de Robert Doisneau poursuivent le travail de mémoire autour de son œuvre, tout en multipliant expositions et projets éditoriaux.

France. Le rendez-vous fixé à 14h30 n’a pas dérogé au créneau habituel donné à tout visiteur par Annette Doisneau et sa sœur cadette, Francine Deroudille. Cet horaire s’était naturellement imposé, calqué sur l’arrivée quotidienne d’Annette à 14h dans l’appartement familial de Montrouge lorsqu’elle a commencé, dans les années 1980, à aider son père, Robert Doisneau, face aux nombreuses demandes de rendez-vous et d’expositions. « Car le gardien de l’immeuble qui le faisait, et que nous considérions comme notre grand-père adoptif, avait pris sa retraite », explique-t-elle dans son bureau aménagé dans l’ancienne chambre qu’elle a partagée avec Francine. Annette avait alors la trentaine, deux enfants en bas âge. Elle était venue l’assister, une première fois, un après-midi où il était particulièrement débordé. Et elle a poursuivi. « J’étais une petite main d’un “patron merveilleux” qui, chaque soir quand je partais, me disait “merci d’être venue”. »
À la mort du père, le 1er avril 1994, elle a continué de venir tous les après-midis dans l’appartement-atelier où ses parents avaient emménagé en 1937, et s’est attelé « à remettre de l’ordre, à trier, à commander des boîtes pour classer les tirages, les planches-contacts, les coupures de presse, et a demandé à un menuisier de construire des étagères pour les ranger ». Francine, de 5 ans sa cadette, travaillait alors chez Rapho, agence qui représentait leur père depuis 1939, et dont le directeur, Raymond Grosset, depuis la réouverture du bureau, à la Libération, était comme un grand frère pour Robert Doisneau.

C’est Raymond Grosset qui, un jour, a proposé à Francine de travailler quelque temps à l’agence pour comprendre son fonctionnement et les archives car « un jour, avec Annette vous allez vous retrouver avec celles de votre père, et vous ne saurez pas comment faire. En plus, je suis sûr que cela t’intéressera », lui avait-il dit. Certes depuis l’enfance, la photographie et son univers étaient un univers familier, les discussions sur le sujet multiples, et dès son plus jeune âge, elle avait été mise à contribution, comme sa sœur pour servir de modèle. Mais à la différence d’Annette, Francine, comédienne de la troupe Jean-Marie Serreau pendant des années, avant de devenir réalisatrice de maquettes pour son mari architecte et leurs copains, ne s’intéressait absolument pas à la photographie. Âgée à peine de 30 ans, deux enfants jeunes et un mari alors malade, elle accepte pourtant la proposition de Raymond Grosset. Elle apprend alors à facturer, établir des devis, démarcher les agences de publicité, et à s’occuper des livres et des expositions des photographes de l’agence, activités en plein développement. « Je ne m’occupais pas de mon père qui était heureux de me voir si à l’aise avec les autres photographes, précise-t-elle. Sans que je m’en rende compte, son univers est devenu le mien, et j’ai découvert l’hyper professionnel qu’il était, mais sur le mode de la fantaisie. » Le rachat, en 2000, par Hachette Filipacchi de Rapho, six ans après la mort de Robert Doisneau, et le comportement des nouveaux propriétaires l’ont conduite à quitter l’agence.
Elle a rejoint ainsi progressivement sa sœur dans l’appartement atelier du, 46, place Jules-Ferry, à Montrouge qu’Annette avait transformé en un lieu uniquement consacré aux archives. Ensemble, elles ont fondé l’Atelier Robert Doisneau, structure en charge de la collection et du suivi des projets d’expositions ou d’ouvrages : 450 000 négatifs y sont archivés selon les thématiques déterminées par leur père.
Dès l’entrée, le couloir qui sépare l’appartement de l’atelier mène à leurs bureaux respectifs. Francine a installé le sien à l’endroit même où se trouvait celui de son père, tandis qu’Annette se loge côté appartement, une configuration idéale compte tenu de leurs tempéraments différents qui ne s’accordent pas toujours. Aucun projet d’exposition ou de livre ne se réalise cependant sans l’accord et la collaboration de l’une et de l’autre. D’année en année, les projets et les programmations d’expositions, d’éditions ou de rééditions d’ouvrages se sont multipliés. Certains sont initiés par elles, d’autres proposés par des historiens de la photo, commissaires indépendants ou responsables d’établissement en France comme à l’étranger. Le nombre d’expositions clef en main et louées s’élève aujourd’hui, dans le catalogue, à une vingtaine. De la rétrospective conçue en 1986 pour le Crédit Foncier de France à la dernière créée en 2021 par les éditions Glénat à l’occasion de la sortie du livre Les vélos de Doisneau au couvent Sainte-Cécile de Grenoble, les expositions varient tant par leur taille que par leur thème. Les prix varient de 11 000 euros HT pour l’exposition « Du métier à l’œuvre » présentée par la Fondation Henri Cartier-Bresson en 2010 et signée Agnès Sire, à 3 000 euros pour « Passages et galeries ».

Chaque année, une dizaine d’expositions Robert Doisneau sont ainsi programmées en France et à l’international, surtout en Italie actuellement. S’y ajoutent les contacts réguliers avec l’agence Rapho, rachetée par Gamma, concernant la vente de photos numérisées, ou parfois ceux avec la galerie Claude Bernard qui représente le photographe. Elles ne chôment pas. Aussi quand Benoît Remiche, PDG de Tempora, et Isabelle Benoit, commissaire pour la société belge des rétrospectives Eliott Erwitt et Andres Serrano au Musée Maillol, leur ont proposé une rétrospective Robert Doisneau dans ce musée parisien, elles ont d’abord dit non. Mais la perspective « de travailler à une lecture renouvelée et plus juste de l’œuvre » presque vingt ans après « Paris en liberté », dernière rétrospective organisée par la mairie de Paris à l’Hôtel de Ville, les conduit à réévaluer la proposition en dépit de leur emploi du temps chargé.
Collaborer en tant que co-commissaires à une exposition était une première pour elles. Francine, qui se décrit elle-même comme « très autoritaire », a particulièrement apprécié l’écoute, le dialogue et le travail important mené dans les archives avec Isabelle Benoit. Elles ont été sensibles à l’intérêt de la commissaire pour certains sujets, comme les publicités réalisées par Doisneau, qui ne suscitaient pas les mêmes réactions chez elles, mais qui les ont poussées à approfondir leurs recherches dans ce domaine. De son côté, Isabelle Benoit a tenu compte de leur souhait de mettre en valeur davantage d’images sur l’industrie et le monde ouvrier.
L’âge avançant, aucune des deux sœurs ne manifeste la moindre lassitude. En revanche, Francine, contrairement à Annette, ne pense pas du tout à l’avenir des archives après leur mort. « Je réponds comme mon père quand on lui posait la question : “Je ne serai plus là, cela ne me regarde pas. Il faut demander à mes filles” », souligne-t-elle. Annette qui a fêté ses 83 ans, le 31 mars dernier, souhaite pour sa part que« l’archive demeure une histoire familiale et organise des réunions avec leurs enfants, qui s’adorent, pour les former un peu. »
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s

Les sœurs Doisneau, gardiennes de l’œuvre paternelle
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°654 du 25 avril 2025, avec le titre suivant : Les sœurs Doisneau, gardiennes de l’œuvre paternelle