Who was who ?

Dix destins exemplaires des années 40-50

Par Yvonne Brunhammer · Le Journal des Arts

Le 27 mars 1998 - 2454 mots

Dix biographies exemplaires, choisies dans le maquis abondant des créateurs qui ont donné son visage à la culture domestique des années quarante et cinquante.

Jacques Adnet (1900-1984)
Formé au métier d’architecte et de décorateur, Jacques Adnet prend en 1928, avec son frère Jean, la direction de la Compagnie des Arts Français créée en 1919 par Louis Süe et André Mare ; il l’assure jusqu’en 1959. Il participe avec René Coulon à la construction de l’un des plus beaux bâtiments de l’Exposition de 1937, le pavillon de Saint-Gobain qui lui vaut le Grand prix d’architecture. Mais il s’intéresse surtout au mobilier, réalise un grand nombre d’installations privées auxquelles il associe ses amis peintres, sculpteurs, cartonniers. Les formes sont simples, dépouillées, d’un modernisme très classique, réalisées en bois clairs et bois fruitiers – sycomore, citronnier. En 1948-1950, il dessine des meubles d’une grande élégance formelle et technique, dont les structures de bois ou de métal sont recouvertes de cuir cousu sellier : un procédé qu’il utilise pour certains mobiliers du paquebot Ferdinand de Lesseps, commandés en 1951 par les Messageries maritimes. Il participe à la rénovation des demeures de l’État lancée par le Mobilier national après la Libération, réalise en 1947 le Cabinet de travail du président Vincent Auriol à Rambouillet.

André Arbus (1903-1969)
“Je suis d’une vieille famille d’ébénistes. De père en fils, depuis très longtemps. Autant dire que je suis né dans un atelier d’ébénisterie”. Arbus complète cette formation par une culture classique acquise à l’École des beaux-arts de Toulouse, sa ville natale. Il s’impose dans les années trente comme le chef de file du retour à la tradition et à la qualité françaises, et se réclame des grands ébénistes du XVIIIe siècle. Malgré la pénurie des bois d’exportation et l’exil d’une partie de sa clientèle sous l’Occupation, il poursuit la voie du mobilier de luxe, expose à Paris et à Toulouse dans les Salons expatriés du Grand Palais des meubles aux lignes droites, enrichis de bois précieux, de laque écaille, blonde, turquoise, de bronzes dorés et d’ornements solaires et musicaux. Il expose au Salon d’Automne de 1944 – le salon de la Libération – une paire d’armoires en bois de violette et portes de cuivre gravé de scènes “piranésiennes” par Albert Decaris. Il participe au “rappel à l’ordre” défendu par le critique Waldemar George au cours d’expositions-manifestes organisées dans des galeries privées : “la Résidence Française”, en 1947, est l’occasion de montrer au public des meubles commandés par le Mobilier national pour le château de Rambouillet, qui procèdent nettement du style Louis XVI. Aux prestigieuses commandes de l’État pour Rambouillet et l’Élysée, où Arbus peut se laisser aller à son goût d’un luxe volontiers austère, comme le meuble à estampes en laque d’or et bronze noir, succèdent à partir de 1950 les nombreux aménagements de paquebots où il reprend des types de meubles antérieurs, les adapte aux impératifs de la vie en mer, fait appel à ses amis peintres-cartonniers et sculpteurs lorsqu’il est chargé de la conception générale, se préoccupe enfin de laisser entrer la mer et le ciel dans les salons et les cabines. L’exposition “Le Génie de Paris” au Musée des arts décoratifs à Paris, en 1951, inaugure la période de transition entre l’ébénisterie et la sculpture, à laquelle il se consacre essentiellement au cours des années soixante, jusqu’à son décès en 1969.

Charles Eames (1907-1978)
Sa première construction, une église dans l’Arkansas en 1927, attire l’attention d’Eliel Saarinen (cf. Eero Saarinen) qui l’invite à suivre l’enseignement de la Cranbrook Academy of Art. En 1940, il est responsable du département d’Industrial Design. Il se lie avec Florence Schust (future Florence Knoll), Harry Bertoia, Don Albinson, Ray Kaiser (qui devient sa femme en 1941), Eero Saarinen auquel il s’associe pour participer au concours du MoMA, “Organic Design in Home Furnishings”. Fixé à Los Angeles, il expérimente avec Ray Kaiser toutes les possibilités du contreplaqué moulé : ils réalisent des attelles pour membres fracturés, des brancards, des meubles qui seront édités par la firme Hermann Miller. La coque de siège en polyester renforcé de fibre de verre qui participe au concours “Low Cost Furniture Design” au MoMA, en 1948, est diffusée par Hermann Miller équipée de plusieurs piétements. Suit toute une série de sièges, dont le célèbre fauteuil avec repose-pied, à coques en contreplaqué moulé et piétement en aluminium moulé (1956). Ce dernier matériau sera la base structurale de la série Aluminium Group en 1958.

Carlo Mollino (1905-1973)
L’œuvre d’architecte et de designer de Mollino est à l’image de sa personnalité, ouverte aux activités les plus diverses : photographie, écriture, montagne, aviation, course automobile. Jusqu’en 1940, il multiplie les études, les concours, les essais photographiques, et réalise ses premiers aménagements intérieurs dont il soigne l’organisation spatiale et l’éclairage. Il dessine en 1940 des sièges qui ouvrent sur “l’organique-curviligne”, une des caractéristiques de son œuvre. Les meubles de la décennie 1940 reflètent ses préoccupations d’architecte et de technicien, mettant sur le même plan la structure d’un bâtiment et celle d’un meuble. Il applique au mobilier les principes du haubanage d’aile des premiers avions destinés à l’acrobatie. Il utilise à partir de 1950 les recherches de l’industrie de guerre, impose au contreplaqué moulé des courbes savantes et ramassées, découpe la feuille de bois de façon à l’alléger physiquement et visuellement.

Charlotte Perriand (née en 1903)
Associée avec Le Corbusier et Pierre Jeanneret à la création des meubles qui constituent l’équipement d’une habitation en 1929, elle joue un rôle très actif au sein de l’UAM, dont elle est membre fondateur. Des séjours en montagne, où elle étudie l’ameublement des maisons de bergers, l’amènent à adopter le bois pour les meubles qu’elle dessine à partir de 1935, dont les bureaux “en forme” de 1938 et 1939. Elle reçoit, début 1940, une invitation du ministère de l’Industrie et du Commerce du Japon pour orienter l’art industriel. Accueillie à Kobe en août 1940 par l’architecte Junzo Sakakura, qu’elle a connu dans l’agence de Le Corbusier, elle découvre le Japon traditionnel, qu’elle parcourt accompagné d’un jeune peintre francophone Sori Yanagi, fils du fondateur du Musée de l’artisanat populaire à Tokyo, Soetsu Yanagi. Elle présente en mars 1941, à Tokyo, puis à Osaka, le résultat de ses enquêtes dans les ateliers artisanaux et les manufactures locales, et ses propositions : “Contribution à l’art d’habiter : tradition, sélection, création”. À côté de photographies d’architectures emblématiques – la Villa impériale de Katsura, une villa de Le Corbusier à Saint-Cloud – et d’une sélection de beaux objets traditionnels (poteries, laques, textiles) utilisables dans une vie à l’occidentale, elle expose des meubles inspirés de modèles occidentaux – un fauteuil d’Alvar Aalto, la chaise-longue mise au point avec Le Corbusier et Jeanneret en 1929 – fabriqués, d’après ses conseils, avec les techniques et les matières japonaises, en particulier le bambou choisi pour sa flexibilité, le métal et les matériaux nouveaux étant réservés à l’industrie de guerre.
Évacuée en Indochine en 1942, Charlotte Perriand revient en France quatre ans plus tard, riche de l’expérience orientale qu’elle applique dans son travail pour la Reconstruction et à la station de Méribel-les-Allues (1946-1949) : synthèse des principes de Le Corbusier – influence des éléments extérieurs sur l’habitat, libération de l’espace intérieur –, de son expérience sur l’habitat en montagne, et d’un concept basique de l’étique orientale, le vide. Elle s’implique dans un grand nombre de projets, dont l’Unité d’habitation de Marseille, l’Hôpital mémorial de Saint-Lô avec Paul Nelson, reprend son poste de combat à l’UAM, organise la section “Synthèse des arts” dans l’exposition de 1949, prélude à la manifestation qu’elle organise à Tokyo en 1955. Ses recherches sur l’aménagement des espaces de vie, sur l’équipement domestique, sur le rangement l’amènent à une nouvelle conception de l’art d’habiter-art de vivre, objet du numéro spécial de Techniques et architecture en 1950. Son activité jusqu’à ce jour se partage entre les aménagements de la station des Arcs, des voyages, des séjours au Japon et au Brésil, où elle découvre l’artisanat local, des expositions-bilans, dont celle du Musée des arts décoratifs en 1985.

Gio Ponti (1891-1979)
Architecte, il s’intéresse dans un premier temps à la céramique, dirige entre 1923 et 1930 la fabrique Richard Ginori. En 1928, il fonde Domus, première revue qui met sur un pied d’égalité l’architecture, l’art et le design, et la dirige jusqu’à sa mort. Il est à l’origine de l’implantation à Milan, en 1933, de la Triennale d’art et d’architecture moderne, sise auparavant à Monza. Il intervient dans le domaine de l’architecture, de l’architecture intérieure, des meubles et des objets de la vie quotidienne, leur imposant sa vision à la fois rationaliste, fonctionnaliste et néo-classique. La chaise en bois Superleggera – version moderne de la célèbre Chiavari  –, éditée par Cassina en 1957, appartient au premier registre, tandis que les meubles peints qu’il réalise avec Piero Fornasetti se réfèrent à l’esprit néo-classique. Il construit avec Nervi, en 1955-1956, son chef d’œuvre architectural : la tour Pirelli à Milan.

Jean Prouvé (1901-1984)
Fils du peintre Victor Prouvé, co-fondateur de l’École de Nancy et filleul d’Émile Gallé, Jean Prouvé s’initie chez Émile Robert au travail du métal, auquel il consacre toute sa vie, dans la construction de structures architecturales et la conception de meubles. Il est membre fondateur de l’UAM en 1930. Il s’intéresse à l’industrialisation de l’habitat, conçoit des systèmes applicables aux habitats d’urgence avec Pierre Jeanneret, dont La Maison des jours meilleurs pour l’abbé Pierre, en 1956, sera une application. Il aborde le mobilier dans le même esprit, utilise la tôle d’acier pliée, emboutie, soudée pour les piétements des sièges dont il décline les modèles de 1935 à 1954, étudiés dans les ateliers Jean Prouvé à Nancy, transférés à Maxéville en 1947 lorsqu’il reçoit d’importantes commandes du ministère de la Reconstruction. Il y met au point des projets – sièges, tables, bureaux – qui associent le bois et le métal, dont ceux des cités universitaires d’Antony et de Paris, et les propositions de Charlotte Perriand. Il s’installe à Paris en 1953. Il s’impose en France et à l’étranger comme l’un des inventeurs de l’industrialisation moderne du bâtiment et, à ce titre, participe à de nombreuses réalisation et jurys. En 1978, il est président du concours lancé pour la création du Centre Georges Pompidou. La galerie Jousse-Seguin lui consacre actuellement une exposition.

Jean Royère (1902-1981)
Après des études classiques en France et universitaires à Cambridge, il entre dans le métier de la décoration en 1931, à 29 ans. Il participe aux salons spécialisés parisiens à partir de 1934, s’intéresse à la décoration scandinave, aux techniques d’un mobilier adapté à la vie contemporaine. Il ouvre sa propre maison en 1942, mais “à l’étroit en France”, il voyage, ouvre des agences au Caire en 1946, à Beyrouth en 1947, crée une véritable succursale en Iran en 1958. Ses clients sont les souverains des États arabes, le shah d’Iran, le gouvernement français à l’occasion, dont il installe le Consulat général à Alexandrie. Son œuvre principale est le Palais du Sénat à Téhéran, en 1959, auquel il associe des artistes français, André Bloc, Gilbert Poillerat. Lorsque la crise économique sévit en Orient, il se replie en Amérique du Sud, à Lima, à São Paolo, sans y trouver le succès attendu. L’essentiel de son activité demeure pourtant en France et à Paris, où il réside. Il existe bien un style Royère, libre de tout “préjugé” – de son propre aveu –, pour qui les mots “fonctionnel”, “style”, “contemporain” sont vides de sens. Il importe dans les résidences du Moyen-Orient “la grande décoration française”, dont il se considère au début des années soixante comme l’un des survivants, utilise le savoir-faire des ébénistes du faubourg Saint-Antoine pour créer des pièces uniques. Le mobilier et le décor de son stand au Salon des Artistes Décorateurs, en 1939, annoncent le style de ses réalisations futures : confort ouaté, draperies, sièges enveloppants, un mélange de matières autour d’une cheminée en briques ouverte dans le mur principal. Les “formes libres” envahissent ses créations après la guerre : grands canapés en arc de cercle, fauteuils “baquets” recouverts de velours pelucheux, de panne, de fourrure, lits à chevets ondulés ou protégés par un baldaquin en tonnelle, armoires, commodes constellées de formes polylobées fleuries, tables basses en “rognon”. Il utilise le bois, le métal, la tôle perforée, le verre, des revêtements en plastique, en cuir, en paille, soigne les éclairages qui participent au “divertissement” général du décor.

Eero Saarinen (1910-1961)
Architecte et designer finlandais et américain, il est le fils de l’architecte Eliel Saarinen (1873-1950) qui émigre aux États-Unis en 1923 et s’installe dans le Michigan, où il construit sa propre demeure en 1928 à Cranbrook, à côté d’un groupe scolaire pour garçons. Il bâtit, en 1940-1943, la Cranbrook Academy of Art dont il est le premier président : pépinière d’une génération de designers talentueux : Charles Eames et Ray Kaiser, Harry Bertoia, Florence Schust qui s’associe avec Hans Knoll en 1943 et l’épouse en 1946. Eero Saarinen voyage en Europe à deux reprises, en 1929-1930 et 1935-1936, suit les cours d’architecture de Yale (1930-1934), devient l’un des enseignants de la Cranbrook  Academy où il rencontre Charles Eames. Ils participent ensemble au concours du MoMA, “Organic Design in Home Furnishings”, en 1940. Au contreplaqué moulé, il préfère la résine de polyester armée de fibre de verre utilisée dans l’industrie aéronautique. La Womb chair, la série Tulipe à pied unique sont éditées par Knoll à partir de 1946 et 1956. Il apporte à l’architecture une nouvelle dimension plastique lorsqu’il reprend à son compte l’agence qu’il partageait avec son père. Ses réalisations vont de la géométrie la plus stricte aux belles courbes dynamiques de l’aérogare de la TWA (1956-1962) à l’aéroport Kennedy, à New York, qui évoque le toit de Notre-Dame du Haut à Ronchamp (1950-1954). Son dernier chef-d’œuvre, le Dulles International Airport Terminal, en Virginie (l’aéroport international de Washington D.C.), commencé en 1959, est terminé après sa mort en 1963.

Louis Sognot (1842-1969)
Décorateur, il adhère à l’UAM en 1930 avec son associée Charlotte Alix, réalise le luxueux mobilier moderne des chambres du palais d’Indore en 1930-1934 et, en 1932, une salle à manger dont les sièges sont faits d’une seule feuille de lakarmé, une matière plastique moulée restée à l’état expérimental. Sa personnalité inventive apparaît clairement dans cette recherche d’un matériau que l’on peut mouler suivant des courbes adaptées au corps humain : prélude au mobilier en contreplaqué moulé mis au point avec Jacques Dumond en 1947, destiné à la fabrication en série mais qui demeure à l’état de prototype faute de fabricant. Il présente à l’exposition de l’UAM, en 1949, plusieurs modèles de sièges en rotin, un matériau qu’il avait expérimenté en 1937. Sa maîtrise de ce matériau, souple et ferme, dont il obtient des courbures précises, lui permet d’envisager des ameublements complets.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°57 du 27 mars 1998, avec le titre suivant : Who was who ?

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