Histoires privées, quêtes identitaires ou familiales, le récit de l’intime fait aujourd’hui florès dans les arts. Y compris en photo. Une tendance que les réseaux sociaux sur lesquels on affiche sa vie personnelle aux yeux de tous ont pu intensifier. Mais le goût de se raconter remonte en réalité plus loin, dès le XIXe siècle, aux origines de la photographie.
Le thème de l’intime a dominé la rentrée littéraire. Figures familiales, enquêtes généalogiques, violences faites aux femmes, exploration de l’enfance, de l’adolescence, du deuil ou de l’identité forment des sources d’inspiration contemporaine majeures. La photographie n’échappe pas à cette tendance. Expositions, livres et programmation des festivals, des Rencontres d’Arles à Planches Contact à Deauville, attestent du mouvement de fond qui traverse la création depuis quelque temps. Au point de se demander si cette démultiplication des histoires de soi, de ses aïeux ou portant sur d’autres, est propre ou non au début du XXIe siècle. À l’aube de la commémoration du bicentenaire de la photographie, en 2026-2027, le retour sur la place et les formes prises par l’intime au cours de l’histoire du médium – en dehors du nu –, éclaire son évolution depuis le XIXe, grand siècle de l’intime. L’art, la littérature et la naissance de la psychanalyse en témoignent. Du latin intimus signifiant ce qui « est le plus en dedans, plus intérieur », le terme apparu au XVIIIe siècle « s’est imposé au XIXe et est devenu une notion avec l’émergence d’une classe bourgeoise et du capitalisme qui séparent vie familiale, domaine de la femme, de la vie professionnelle, du ressort des hommes », rappelait l’année dernière Christine Macel, commissaire de l’exposition « L’intime, de la chambre aux réseaux sociaux », au Musée des arts décoratifs.
« Le XIXe est un siècle très sentimental où la vie intime prend beaucoup d’importance. La photographie accompagne cette soif de se pencher sur son intimité propre et sur ses relations avec les autres », souligne Sylvie Aubenas, directrice du département des Estampes et de la Photographie de la Bibliothèque nationale de France, spécialiste de la photographie de cette période. « La photographie, par sa possibilité d’enregistrement, s’ajoute aux journaux intimes, aux moulages de mains et de pieds, aux masques mortuaires et aux mèches de cheveux encadrées des personnes aimées, alors très à la mode. Les portraits, réalisés par les professionnels ou les amateurs, abondent. Dans ce siècle traversé d’inspirations, de contradictions, d’interdictions, la photographie amateur est un exécutoire et un mode d’expression merveilleux », précise-t-elle. L’intime s’avère alors un territoire davantage investi par les photographes amateurs que par les professionnels, si l’on se réfère à la production recensée de ces derniers. Pour Gustave Le Gray, Édouard Baldus, Charles Nègre ou Eugène Atget, la photographie est extérieure à ce domaine. « Nadar, lui-même, a fait relativement peu de portraits de lui et de sa famille ; il y en a, mais pas tant que cela », relève Sylvie Aubenas. En revanche, chez Émile Zola dont la pratique de la photo a été la grande passion des huit dernières années de sa vie – non sans talent –, les photographies d’enfants, d’épouse, de compagne et d’amis, de demeures et d’intérieurs, sont pléthoriques. Chez les Zola, comme chez tant d’autres grands amateurs, écrivains ou artistes, la photographie est une activité de plaisir, de partage. Pierre et Marthe Bonnard se photographient mutuellement à l’instar de Maurice et Marthe Denis. On se prête à l’autoportrait avec délice. La comtesse de Castiglione se met ainsi en scène devant l’objectif du photographe Pierre-Louis Pierson, puis de son fils, à la fin de sa vie, tandis que Gabrielle Hébert ne cesse de photographier son mari, le peintre Ernest Hébert, tant au cours des vingt années qu’il passe à la direction de la Villa Médicis à Rome qu’à leur retour à Paris. « C’est une déclaration d’amour constante, émouvante et troublante », note Marie Robert, conservatrice en chef au Musée d’Orsay et commissaire de l’exposition en cours « Gabrielle Hébert. Amour fou à la Villa Médicis » [jusqu’au 15 février 2026].
La photographie, outil de mémorisation, d’exploration technique, iconographique ou plastique, trouve dans l’intime une source d’inspirations et d’expressions inépuisables. Les albums que l’on constitue en sont les gardiens. « Leur confection est en général dévolue aux femmes qui ont la responsabilité de la mémoire familiale », constate Marie Robert. Les limites techniques – imposées alors par le matériel photo –, comme les limites morales, les contraintes et les interdits de la société font aussi que ces images ne sont pas conçues pour être diffusées ou exposées. Elles appartiennent avant tout à la sphère privée, en particulier chez les femmes pour qui la photographie est une manière de parler de soi, d’évoquer sa vie, ses rêves, ses fantasmes ou ses tourments de manière détournée. « Lady Hawarden se raconte à travers les mises en scène de ses filles dont elle suit l’éclosion de la féminité et Sofia Tolstoï photographie les lieux aimés par son enfant pour garder la mémoire de son fils qui vient de mourir », cite pour exemple la conservatrice en chef du Musée d’Orsay.
Au XXe siècle, l’évolution exponentielle des techniques photographiques et la grande variété des appareils photo, aux prix accessibles à un plus grand nombre, ont permis, à tout un chacun, de chroniquer sa vie, ou du moins des périodes et des moments de bonheur. Des photographes amateurs devenus célèbres de leur vivant, Jacques-Henri Lartigue est l’un des plus connus. Depuis, l’intérêt porté à la photographie vernaculaire – c’est-à-dire amateur ou anonyme – par les artistes, les historiens de la photographie, les collectionneurs et les commissaires d’expositions n’a été que grandissant, générant surtout ces vingt dernières années des expositions et des livres, porteurs d’enquêtes et de récits familiaux, de non-dits, de résistances et de combats, de fictions et d’autofictions.
« Leur sens s’est déplacé au-delà de l’attention première de leurs auteurs pour devenir des signifiants de structures sociales et politiques, de luttes et de conflits liées à l’histoire », constate Marie Robert. Les œuvres de Christian Boltanski telles que L’Album photographique (1948-1956) et La Réserve du Musée des enfants I et II (1989) sont de cette veine. Ou plus récemment, l’exposition à la Maison universitaire de Strasbourg, « Rwanda 1994. Photos survivantes, photos manquantes » de Domitille Blanco, construite à partir de photographies de famille de six survivants du génocide ; ou encore au BAL, à Paris, dans l’exposition « Nous autres » [jusqu’au 16 novembre], les photographies par Donna Gottschalk de sa famille, ses amies, la communauté lesbienne et les luttes LGBT à New York, réalisées dans les années 1970, n’étaient pas destinées à être publiées dans la presse ou faire l’objet d’une exposition, mais elles étaient offertes à ses proches. « L’intime se fait le terrain d’affirmations et de transgressions comme les autoportraits de Claude Cahun le furent durant l’entre-deux-guerres. Ces années connaissent l’émergence de mouvements féministes où l’on commence à dire : le personnel est politique et le politique est personnel, notre intimité étant façonnée par le social, l’économie et la politique », souligne Julie Hérault, commissaire de l’exposition du BAL. Les photographies prises par Nan Goldin des amis qui partagent sa vie et ses nuits s’adressent d’abord à ces derniers, avant qu’elle ne cherche à les exposer. Si la photographe américaine révolutionne l’intimité en photographie par son récit visuel incarné qui rompt avec ce que les musées, galeries et médias diffusent alors sur ce registre, elle n’est pas la seule. Au même moment et au fil des années 1980, se sont développés d’autres écritures pour parler de soi et/ou de ses proches, que ce soit aux États-Unis (David Armstrong – lire p. 97 –, Larry Clark, Jim Goldberg, Leigh Ledare, Duane Michals, Robert Frank, Sally Mann…) ou ailleurs dans le monde, avec une liberté de ton et un style visuel singulier qui ont fait la renommée de leurs auteurs, qu’ils soient photographes amateurs ou professionnels. De Nobuyoshi Araki, Boris Mikhaïlov à Bernard Plossu, Denis Roche, Hervé Guibert, Claude Batho ou Sophie Calle, les écritures visuelles adoptent des tonalités différentes.
La scène française, de son côté, est particulièrement riche en la matière et a révélé d’autres photographes emblématiques comme Patrick Taberna, Julien Magre, Carolle Bénitah ou Alix Cléo Roubaud dont l’œuvre jusqu’en 2009 avait été oubliée, avant que son mari, le poète et écrivain Jacques Roubaud, ne donne à la Bibliothèque nationale de France ses images expérimentales liées à sa vie et à celle de ses proches.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
L’intime, mis en lumière
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°790 du 1 novembre 2025, avec le titre suivant : L’intime, mis en lumière







