Art contemporain - Société

La mer en danger. Quand les artistes lancent l’alerte

Par Élodie Antoine · L'ŒIL

Le 23 avril 2025 - 1261 mots

Pollution, pêche intensive, réchauffement et montée des eaux, les mers et les océans payent un lourd tribut à la mondialisation. Les artistes sensibles aux mutations du monde enregistrent ce dérèglement et montrent l’urgence à agir. Portraits de ces lanceurs d’alerte.

La France possède le deuxième espace maritime mondial (10 186 624 km2). L’immense masse d’eau salée qui recouvre 71 % de notre globe terrestre est nommée en fonction de sa taille et de sa situation géographique « mer », ou « océan ». Production d’oxygène, absorption de carbone, atténuation du réchauffement climatique, l’océan est non seulement à l’origine de la vie, mais il permet à l’Homme d’habiter la planète. Étrangement, c’est un des milieux les moins bien connus, beaucoup moins par exemple que l’espace. L’année 2025 devrait contribuer à une meilleure connaissance des mers et des océans, grâce à l’initiative « La mer en commun – Année de la mer » organisée sous l’égide du ministère de la Transition écologique, de la Biodiversité, de la Forêt, de la Mer et de la Pêche, qui propose de nombreuses manifestations à travers la France. Parmi celles-ci, le Centquatre, à Paris, a conçu l’hiver dernier avec la Fondation Tara Océan une exposition dont l’objectif était de proposer un éclairage sur l’océan et ses enjeux à travers les réalisations d’artistes « embarqués » en résidence à bord du bateau Tara depuis 2005. La Fondation Tara Océan créée par Agnès b., styliste et collectionneuse, a compris il y a vingt ans que les artistes pouvaient avoir un rôle à jouer sur la prise de conscience du grand public des dangers auxquels les océans sont confrontés. Lors de ces résidences, les artistes observent le travail des scientifiques à bord, le documentent et imaginent des œuvres à partir du milieu marin. 2025, c’est également l’année de la 3e Conférence internationale des Nations Unies sur l’océan (UNOC 3) qui se tient à Nice du 9 au 13 juin dont l’enjeu est l’adoption des accords de Nice après ceux de Paris sur l’environnement en 2015.Si depuis les années 1970 et l’avènement des mouvements écologistes, les artistes se sont intéressés à la Terre, à la nature et à leur devenir, qu’en est-il aujourd’hui de leur intérêt pour la mer et l’océan ? Des artistes contemporains s’engagent justement. Ils enregistrent l’état du monde, alertent sur l’urgence à protéger les espaces marins et attirent l’attention sur le lien entre la préservation des océans et l’avenir de l’humanité.

Explorer les fonds marins

Parmi les pionniers, on compte le biologiste et cinéaste Jean Painlevé (1902-1989) qui réalise et produit entre 1927 et 1982 plus de 20 courts métrages documentaires sur la faune marine dont La Pieuvre (1928), Les Oursins (1929), Crabes et Crevettes (1931), L’Hippocampe (1931-1934). Comme le précise Pia Viewing, commissaire d’exposition au Jeu de paume, « ses films éveillent notre curiosité, développent notre imagination, nous mettent en présence de l’étrangeté et révèlent maints détails inconnus du monde ». Nicolas Floc’h (né en 1970), photographe, artiste, plongeur et marin, s’est donné une mission : depuis 2010, il explore les fonds marins dont il rend compte de l’état grâce à des campagnes photographiques régulières qu’il mène en France et à l’étranger. En 2026, il aura cartographié par ses images l’ensemble du littoral français. Son travail sur la couleur de l’eau fait en collaboration avec des scientifiques renseigne sur sa composition et ses modifications. Tous les deux ans, Nicolas Floc’h participe à une mission scientifique qui lui permet de poursuivre son œuvre dans des lieux parfois reculés. Une de ses premières résidences fut celle réalisée pour la mission Tara Pacific en 2017 [lire p.38]. Parmi les artistes dont la pratique est à mi-chemin entre art et science, on peut également citer Julian Charrière (né en 1987). L’artiste franco-suisse travaille actuellement sur la vie qui réside dans la midnight zone (zone bathypélagique située entre 1 000 et 4 000 mètres de profondeur) et sur les récifs coralliens dont on sait que le réchauffement climatique en menace la survie. Ses œuvres prennent la forme de films, d’installations, de sculptures souvent immersives.

Une mer surexploitée, polluée

Si les zones explorées en profondeur sont encore peu connues, la zone pélagique en revanche est de plus en plus surexploitée malgré les alertes des ONG et du GIEC. C’est une double contrainte pour la mer et l’océan qui subissent non seulement l’appauvrissement de leur milieu mais aussi leur détérioration du fait des nombreuses pollutions marines. Elsa Guillaume (née en 1989), artiste et plongeuse, sensible à la mer et à son devenir, a aussi embarqué à bord de la goélette Tara qui l’a conduite en 2016 de l’île de Pâques à Papeete. Parmi ses récentes réalisations, on a pu voir au Centquatre cet hiver l’installation Fins & Slices (2016-2022) constituées de céramiques hybrides : palmes-nageoires, sacs à dos-branchies, lunettes-yeux de poisson. Ces accessoires poétiques sont aussi les restes d’une pêche : ailerons et chair morcelée sont découpés avec une grande précision et recèlent la violence et les désastres de la pêche industrielle.Dès 1951, l’autrice Rachel Carson dans son ouvrage La Mer autour de nous décrivait la mer « comme une poubelle “naturelle” pour tous les déchets toxiques et les “déchets de faible activité” à l’ère atomique ». Pour sensibiliser à la pollution marine, la photographe Manon Lanjouère (née en 1993) a transformé une sélection de déchets déversés dans les océans (cotons-tiges, pots de yaourt, stylos à bille) en créatures bioluminescentes. Ces déchets, une fois à l’état de microparticules de plastique, deviennent l’ennemi invisible des fonds marins tuant à petit feu le plancton, premier maillon de la chaîne alimentaire.

Faire avec la mer : l’éco-design

Plutôt qu’épuiser les ressources naturelles, comment continuer à créer et à produire tout en étant respectueux de notre environnement ? C’est le parti pris de la designer, Violaine Bruet, fondatrice de la Manufacture des algues, qui a installé son studio à Auray, dans le Morbihan, où elle travaille à partir d’algues, des laminaires, algues formant de longs rubans qui sont tissées, gaufrées, tressées ou brodées pour devenir des pièces textiles qui ont parfois l’aspect du cuir. « Ces organismes vivants sont là depuis un milliard d’années et nous n’en sommes qu’au début de la recherche sur leurs usages. » Déjà présentes dans l’agriculture, l’alimentation, la cosmétologie, les algues trouvent peu à peu leur place dans l’architecture et le design. Le jeune designer Samuel Tomatis (né en 1992) a déjà développé des recherches prometteuses sur les usages potentiels des algues. Papiers et emballages, contenants alimentaires, matériaux de construction, mobilier, autant de pistes testées de la Bretagne à la Guadeloupe où les algues envahissantes prolifèrent sur une grande partie du littoral. En Outre-mer, il a travaillé sur la revalorisation des sargasses, espèce d’algues brunes dangereuses pour la biodiversité et la santé. Il est notamment l’auteur de la chaise Alga (2016) qui fait désormais partie des collections du Centre Pompidou.La révolution industrielle et le développement du tourisme au XIXe siècle ont finalement abouti à l’exploitation progressive des ressources et des abords des mers et des océans. Le tourisme de masse a conduit non seulement à investir les côtes à coups de projets immobiliers artificialisant les sols, mais également à polluer parfois de manière irréversible les océans. Les micro-plastiques en sont un des exemples les plus éloquents. Face à cette urgence écologique et climatique, les artistes se mobilisent à travers des œuvres qui tentent de faire prendre conscience du danger et des catastrophes à venir si aucune décision n’est prise de manière collégiale. C’est tout l’enjeu de la 3e Conférence internationale sur les océans organisée par les Nations Unies. Gageons que celle-ci offre l’occasion de la prise de mesures qui, en protégeant les océans, nous protègent également durablement.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°785 du 1 mai 2025, avec le titre suivant : La mer en danger. Quand les artistes lancent l’alerte

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