Disparition

Disparition de l’artiste Jean-Michel Sanejouand

Par Fabien Simode · lejournaldesarts.fr

Le 19 mars 2021 - 1259 mots

MAINE-ET-LOIRE

Figure libre et radicale de l’art contemporain, le peintre et sculpteur français est décédé jeudi 18 mars dans sa maison de Maine-et-Loire, à l’âge de 86 ans.

Jean-Michel Sanejouand. © Ludovic Sanejouand
Jean-Michel Sanejouand.
© Ludovic Sanejouand

« Il est temps de reconnaître en Jean-Michel Sanejouand le plus légitime de tous les ayants droit de Marcel Duchamp. » Cet aveu est signé Didier Ottinger. Il introduit le texte que le futur directeur adjoint du Musée national d’art moderne écrivait en 2000 pour l’exposition de l’artiste à l’École des beaux-arts de Tours. A-t-il été entendu ? Rien n’est moins sûr… C’est pourtant en 1964 que Jean-Michel Sanejouand, né à Lyon le 18 juillet 1934, dans le quartier de Vaise, bouscule une première fois l’histoire de l’art. Cette année-là, l’artiste autodidacte, qui a abandonné la peinture abstraite, expose une dizaine de « Charges-Objets » (des installations confrontant des objets de la vie courante) dans l’exposition « Poulet 20 NF [nouveaux francs] » qu’il organise avec Jean Chabaud et Daniel Smerck à la Galerie Yvette Morin, rue du Bac.

Comme les Nouveaux Réalistes emmenés par Pierre Restany, les trois artistes réagissent alors à ce qu’ils découvrent de l’art américain, aux Combine paintings de Rauschenberg (Grand Prix de la Biennale de Venise en 1964), comme au pop art de Warhol et Lichtenstein. Sanejouand expose notamment Juan-les-Pins (confrontation d’une tronçonneuse et d’un coussin) et Fulmen (une batterie de voiture rapprochée d’un étui en plastique jaune), vingt ans avant le premier « objet superposé » de Bertrand Lavier, un réfrigérateur posé sur un coffre-fort (Brandt/Haffner, 1984) – « mariage que Sanejouand aurait trouvé par trop élémentaire », ironise Ottinger. « Cette série, qui s’échelonnera jusqu’en 1968, représente l’une des œuvres les moins connues et les plus surprenantes de l’art européen des années soixante », juge en 1995 Robert Fleck, qui admet avoir d’abord cru à une supercherie lorsqu’il découvrit les « Charges-Objets » en 1991, à la Galerie Froment & Putman.

Jean-Michel Sanejouand, Juan-les-Pins, 1964, tronçonneuse et coussin tigré, série des Charges-Objets  © J.-M. Sanejouand
Jean-Michel Sanejouand, Juan-les-Pins, 1964, tronçonneuse et coussin tigré, série des Charges-Objets.
© J.-M. Sanejouand

Sculpteur d’espace

De l’inventeur du ready-made, Jean-Michel Sanejouand reprend donc les objets manufacturés et partage un même intérêt pour le jeu – il invente en 1963 son Jeu de Topo, sorte de jeu d’échecs où il n’y a « ni gagnant, ni perdant ». Mais quand Duchamp élève au rang d’art un porte-bouteilles ou une pelle à neige, Sanejouand, lui, souligne au contraire la banalité des objets choisis dans son environnement domestique. Surtout, c’est en sculpteur qu’il les aborde, quand il confie en 1986 au critique Bernard Lamarche-Vadel, qui le défend, que ces « Charges-Objets » répondaient alors « à un besoin soudain urgent d’expérimenter l’espace concret et à un désir violent de provoquer cet espace » (catalogue de l’exposition « Qu’est-ce que l’art français ? »). Dans les années 1960, Sanejouand expose notamment aux côtés de Duchamp, Klein, Beuys, Spoerri et Carl Andre, présente même deux Organisations d'espaces chez Yvon Lambert en 1968, mais manque un rendez-vous avec l’histoire lorsque Szeemann ne le retient pas, après l’avoir présélectionné, pour son exposition « Quand les attitudes deviennent formes » en 1969, à Berne. Heureusement, l’artiste participera à l’exposition « Douze ans d’art contemporain en France », en 1972 au Grand Palais.

Fuyant la répétition, Jean-Michel Sanejouand met fin aux « Charges-Objets » en 1967 et réalise ses premières « Organisations d’espaces » – tout l’œuvre de l’artiste est découpé en grands ensembles chronologiques. Il s’agit pour lui, désormais, de partir directement de l’espace et de mettre en valeur un site ou une architecture. En 1967, il envahit la cour de l’École polytechnique d’une structure tubulaire métallique. S’ensuivront des projets, non réalisés, pour le chantier de l’ancienne gare Montparnasse (1970), pour la ville de Dordrecht (1971) et la vallée de la Seine entre Paris et Le Havre (1969-1972), qui peuvent rapprocher un temps l’artiste du Land Art.

Retour au pinceau

Mais ceux qui le louent alors, « ignor[ent] que depuis quelque temps, “ce héros de l’avant-garde la plus radicale” réalis[e] avec allégresse des dessins figuratifs prenant la forme de saynètes le plus souvent érotiques », remarque Anne Tronche, en 2012, dans ses Chroniques d’une vie parisienne (Hazan). Lorsque Jean-Michel Sanejouand présente en 1974 ses dessins érotiques et drolatiques à l’encre de Chine ou au feutre noir à la Galerie Germain, « ces Calligraphies d’humeur [titre du nouvel ensemble] firent plus que désorienter ses collectionneurs et ses marchands, elles le désignèrent comme renégat à la noble cause des croyances esthétiques de son époque », poursuit Anne Tronche. Trop libre et, peut-être, trop ironique pour les années 1970, Sanejouand rencontre une hostilité qui tranche avec sa reconnaissance des années 1960. Cela ne le décourage pour autant pas de reprendre, en 1978, l’activité délaissée en 1962 : la peinture, de surcroît figurative. La critique ne comprend alors pas que ce nouveau cycle des « Espaces-peintures » (1978-1987) poursuit l’exploration de l’espace entamée quatorze ans plus tôt, et qu’il était encore possible, comme l’écrira Ottinger, « d’être peintre sans trahir Duchamp ». C’est dans les années 1980 qu’apparaît la forme du masque, qui prend une place centrale dans la série des « Peintures en noir et blanc », entre 1987 et 1992.

« L’histoire reconnaîtra les siens »

Le 28 juin 1995, neuf ans après une première grande exposition organisée par Thierry Raspail à Lyon, le Centre Georges Pompidou célèbre le travail de l’artiste, dans une rétrospective signée Fabrice Hergott et Béatrice Salmon – parallèlement à une exposition de l’Américain Robert Morris. Dans le catalogue, François Barré, le président du centre, parle certes d’une « radicalité parfois douloureuse », mais souligne aussi que Jean-Michel Sanejouand, artiste « énigmatique, discret et solitaire », « construit depuis quarante ans une œuvre exigeante et forte […] ouvrant des voies nouvelles sans le souci de faire histoire », tout en ajoutant dans un accent prophétique : « mais [l’histoire] cependant reconnaîtra les siens ».

Si elle le reconnaît, l’histoire tarde cependant, au début des années 2000, à l’intégrer définitivement en son sein. La faute, pour certains, au tempérament entier, « insolent » et « caustique » de l’intéressé ; pour d’autres, à sa volonté de ne jamais transiger avec la mode et le marché. La vérité, c’est qu’il reste un éclaireur étonnamment libre, préférant ouvrir la voie plutôt que de la suivre. La preuve, depuis 1989, l’artiste, infatigable marcheur, collectait des pierres durant ses longues promenades à la campagne avec sa femme Michelle, quelquefois avec ses deux fils. De retour dans son atelier, il les peignait, les assemblait, les plaçait en position d’équilibre, les portraiturait sur le papier (« Espaces & Compagnie ») et, parfois, les agrandissait pour en tirer des sculptures monumentales en bronze (Le Magicien, place de la Gare à Rennes, en 2004). 

Jean-Michel Sanejouand, Le Pirate et la Tortue, 2016, pierres peintes en noir, série des Sculptures  © J.-M. Sanejouand
Jean-Michel Sanejouand, Le Pirate et la Tortue, 2016, pierres peintes en noir, série des Sculptures.
© J.-M. Sanejouand


Depuis 2012 et la programmation d’expositions dans trois lieux des pays de la Loire (« Rétrospectivement… » aux Sables-d’Olonne, à Carquefou et à Nantes), l’œuvre de Jean-Michel Sanejouand est regardée autrement par une nouvelle génération d’artistes, de collectionneurs et de critiques d’art. Son travail, ancien et récent, a été vu au Palais de Tokyo (« Les dérives de l’imaginaire »), au Musée Zadkine (« Être pierre ») ou au Mamco à Genève ; il a été présenté à la Fiac, à Art Basel et Frieze New York par la Galerie Art : Concept qui le représente depuis 2015. En 2017, le Philadelphia Museum of Art, aux États-Unis, qui possède un ensemble important d’œuvres de Marcel Duchamp, dont la fameuse Roue de bicyclette, a fini par acquérir pour 52 000 euros un des tout premiers « Charges-Objets » de l’artiste (Toile de bâche à rayures et châssis bois, 1964). 

« C’est indiscutable, on finit par boucler la boucle. L’important, c’est le diamètre de la boucle. Plus il est grand, plus grande aura été l’aventure », disait Jean-Michel Sanejouand, repris dans le catalogue de l’exposition « Opération contact », à la Galerie kreo en 2018. L’aventure s’est terminée jeudi 18 mars 2021, mais pas l’histoire.

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