Justice

Une collection pleine de mystère

Renault en procès

Par Adam Guillaume · Le Journal des Arts

Le 1 janvier 1996 - 1012 mots

PARIS

Le procès qui oppose Victor Vasarely à Renault a braqué les feux de l’actualité sur l’exceptionnelle collection d’art contemporain constituée par le constructeur automobile entre 1966 et 1985. Quelle est sa composition précise, comment une partie a-t-elle pu cheminer du patrimoine d’une entreprise publique à une fondation privée, via une association et des transferts de propriété complexes ? La Régie refuse de communiquer tout document.

PARIS - "Une donation ou un dépôt de longue durée en faveur d’un musée français semblait s’imposer, s’agissant d’une collection constituée avec de l’argent public", déclare François Barré, président du Centre Georges Pompidou et ancien collaborateur de la Régie. L’exemple récent de la collection d’art contemporain de la Caisse des dépôts et consignations, laissée en dépôt au Musée de Saint-Étienne, abonde dans le même sens.

La collection Renault débute en 1966, année où Claude Renard convainc le président de la Régie, Pierre Dreyfus, de mettre en œuvre une politique de mécénat  artistique. Au début des années 70, Renault commande plusieurs "intégrations", notamment pour son nouveau siège de Billancourt : Vasarely, Soto, Dubuffet, Arman, Dewasne, Degottex, Hantaï, Le Parc, Takis, Tomasello… À partir de 1972, une politique de dotations d’incitation à la création (dites dotations Renault) est lancée. Des projets sont arrêtés avec les artistes, qui reçoivent au préalable une somme d’argent. Ce système permettra à la Régie d’acquérir directement, et à très bas prix, un nombre important d’œuvres – inaliénables – d’artistes français et étrangers.

En 1973, un projet de fondation est accepté, en se limitant aux artistes privilégiés par la Régie : Dubuffet, Vasarely, Soto, Tinguely… Renault Finance apporte l’argent nécessaire aux achats. À partir de 1978, le développement des expositions organisées à l’abbaye de Sénanque incite la Régie à déposer, en 1980, les statuts d’une association loi de 1901. Comme son nom l’indique, Incitation à la création (IAC) est également créée pour distribuer quelques dotations. Et si elle n’a pas de patrimoine à l’origine, elle va rapidement s’en constituer un.

Car l’arrivée de Georges Besse en 1985 et les mauvais résultats de l’entreprise sonnent le glas du mécénat artistique. Le PDG décide de restituer une partie "non négligeable" des œuvres issues des dotations Renault, mais, officiellement, les intégrations et les œuvres achetées par Renault Finance sont conservées. "Les œuvres qui n’étaient pas pleinement acquises, c’est-à-dire pas entièrement payées par Renault, ont été restituées à leurs auteurs", assure Michel de Virville, secrétaire exécutif de la Régie.

À la fin de 1986, Renault écrit donc "à un grand nombre d’artistes" pour leur proposer une opération de "restitution-donation". "Le transfert de propriété de ces œuvres ne pouvait se faire qu’à travers les artistes, précise Claude Renard, puisque celles-ci étaient non cessibles". Les œuvres sont rendues sans contrepartie par Renault. Puis Claude Renard demande aux artistes de rétrocéder librement leurs œuvres à l’IAC : certains acceptent, d’autres pas. Mais en 1988, le patri­moine de l’IAC comprend nettement plus d’œuvres issues de cette opération que d’œuvres acquises via ses propres dotations.

Après plusieurs tentatives avortées en vue de trouver un repreneur pour l’association, Jean Hamon en devient président en 1988. Entrepreneur des Hauts-de-Seine, collectionneur passionné, il s’engage à recevoir tous les artistes pour leur faire part de son projet de fondation sur l’île Saint-Germain, soutenu par Charles Pasqua (lire encadré). Cinq ans après, la fondation n’est toujours pas reconnue d’utilité publique, et son installation toujours à l’état de projet : cependant, un bâtiment devra être affecté à la présentation des œuvres d’ici la fin de 1996, sous peine d’annulation de la donation.

Aucun document… ou presque
Il faut nous croire sur parole : tel est le credo de Renault. Ce qu’exprime en termes sibyllins Michel de Virville : "Renault n’a pas à cacher ce qu’il détient, mais n’a pas non plus à en faire la publicité". À des questions simples, la Régie oppose une fin de non-recevoir, refuse de communiquer ses inventaires et fournit des explications alambiquées, voire incohérentes.

En effet, si comme l’explique Michel de Virville au sujet des fameuses "restitutions", "ce qui était déjà rentré chez Renault a été conservé" et si "ce qui n’était pas rentré chez Renault  – ce qui n’avait pas été achevé ou totalement payé – a été rendu aux artistes", comment expliquer que des œuvres de la fin des années soixante et des années soixante-dix (Arroyo, Arman, Degottex, Honegger, Jacquet…), provenant du fonds IAC, figurent dans un catalogue succinct de la donation Jean Hamon ? Sans compter, bien sûr, les interrogations que suscite le procès qui oppose actuellement Vasarely à Renault (sur ces deux points, lire notre encadré).

À en croire l’avocat de la Régie, Me Escande, seuls les artistes ayant collaboré avec Renault et les "autorités de tutelle" seraient légitimement fondés à demander les inventaires du patrimoine de Renault. Interrogé, le délégué aux Arts plastiques, Alfred Pacquement, a déclaré "attendre la conclusion du procès pour envisager, ou non, une requête". Le jugement a été mis en délibéré et sera rendu le 31 janvier. D’ici là, le tribunal devrait se pencher attentivement sur la question de savoir si la demande de la Société des auteurs dans les arts graphiques et plastiques (ADAGP) de connaître, par extension, du devenir de la collection Renault est légitime ou non.

De l’IAC à Art 92-Fondation Jean Hamon

D’après Jean Hamon, sa donation, en 1991, au département des Hauts-de-Seine en vue de créer un centre d’art contemporain, sous l’appellation Art 92-Fondation Jean Hamon, se composerait de 112 œuvres ou "ensembles d’œuvres" (184 pièces en tout) : soit la totalité du fonds IAC – 75 œuvres – plus 37 œuvres issues de sa collection personnelle. Parmi les 75 œuvres ou "ensembles d’œuvres" provenant de l’IAC : 14 Barré, 22 Clément, 8 Devade, 15 Noël, 13 Télémaque, ainsi que des œuvres d’Adami, Alechinsky, Alquin, Arman, Arroyo, Chillida, Degottex, Di Rosa, Dibbets, Erró, Frize, Hantaï, Honegger, Jacquet, Poons, Raysse, Tàpies, Viallat… Si l’accord de la vingtaine d’artistes ayant bénéficié des dotations IAC semble avoir été obtenu pour permettre un transfert du patrimoine de l’association à celui de la future fondation, il est difficile d’apprécier dans quelles conditions l’aval des autres artistes aurait été négocié.

Des Vasarely "coupés en deux"

En 1974, la Régie commande à Vasarely une "intégration" composée de 31 panneaux en aluminium et achète, avec Renault Finance, 30 tableaux. Inquiets du devenir de ces œuvres et après un échange de correspondance infructueux, Vasarely, la Fondation Vasarely et l’ADAGP ont assigné Renault et Renault Finance en justice.
Selon Me Yann Streiff, avocat des plaignants, "une visite permet de constater que l’œuvre de Vasarely est défigurée. Certains panneaux sont "coupés" en deux par des cloisons placées à la perpendiculaire. Trois manquent à l’appel. D’autres ont été abîmés ou altérés. Et il manque 6 tableaux sur 30".
À l’audience, le 13 décembre, l’avocat de Renault, Me Michel-Paul Escande, a affirmé que l’intégration ne se composait que de 30 panneaux. Que 26 d’entre eux étaient toujours en place et que 3 autres étaient dans les coffres. Le dernier panneau aurait été restitué à Vasarely en 1986. Sur les 6 tableaux manquants, 4 n’auraient jamais été livrés et les 2 autres auraient également été restitués. Toutefois, l’avocat a demandé au tribunal de "donner acte à la société Renault de sa volonté de faire procéder à la restauration et à la recomposition" de l’intégration de Vasarely.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°21 du 1 janvier 1996, avec le titre suivant : Renault en procès

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