Histoire - Patrimoine

Ultimes fastes avant la guerre

Par Yvonne Brunhammer · Le Journal des Arts

Le 1 février 1997 - 1837 mots

La mode, les bijoux, les arts de la table sont hautement symboliques d’une époque où la société dominante, refusant la réalité, se réfugie dans le luxe des matières – soieries, pierres précieuses, or, argent, cristal, porcelaine. La création hésite entre l’ascèse formelle et une dramaturgie surréaliste prémonitoire.

La mode des années trente ignore la crise économique et les bruits de guerre qui menacent l’Europe, confrontée à la montée irrésistible des régimes totalitaires. Elle est un symbole culturel résolument optimiste, oppose une «  ligne Maginot  » du luxe à l’inflation, au chômage, à la peur que fait peser l’accession de Hitler au pouvoir et ses visées expansionnistes.

Une femme nouvelle
La féminité et l’élégance sont à l’ordre du jour, en réaction contre la «  garçonne  » des années vingt. Dès 1928, la taille retrouve sa place et les jupes rallongent. Les cheveux, toujours courts, sont ondulés ou bouclés. Une femme nouvelle se dessine, traditionnelle et en même temps tournée vers la vie en plein air et le sport. Le sport a ses créateurs : Madeleine de Rauch, Jacques Heim qui lance le paréo, taillé dans les cotonnades imprimées dessinées vers 1920 par Raoul Dufy pour Bianchini. Des tenues spécifiques sont conçues pour le ski, la voile, la natation – et pour la culture physique qui transforme l’esthétique du corps féminin. Le pantalon fait son apparition dans le vestiaire féminin, resserré à la cheville pour le ski, large pour la plage et le bateau. Pour gagner les plages en tandem, les hommes et les femmes des congés payés portent des costumes jumeaux et surtout des shorts. «  La mode est d’être brun  », écrit en 1936 James de Coquet.

Les costumes de ville comportent obligatoirement un chapeau, petit feutre mou le matin, grandes capelines pour les courses et les parties, dont Caroline Reboux est la grande prêtresse. Le manteau de fourrure se généralise en hiver, castor, astrakan, loutre – la mode du vison n’est pas encore lancée.

Vionnet-Chanel
Les grandes vedettes françaises de la mode sont Madeleine Vionnet et Gabrielle Chanel. Vionnet est célèbre pour sa coupe en biais, mise au point dans les dernières années précédant la Première Guerre mondiale. Elle l’utilise alors pour ses robes de crêpe, lourd et fluide, qui suit et souligne les mouvements du corps. Le crêpe peut aussi être nervuré, transformant la femme qui s’en revêt en statue antique. Le tailleur Chanel n’est pas encore né, et la mode n’est plus au jersey infroissable que la couturière a lancé en 1916. Elle se spécialise dans les robes du soir en tulle, en mousseline, laissant le dos et les épaules nues. Elles sont noires et portées avec de longs gants volontiers blancs.

Elsa Schiaparelli, la mode et l’art
Parmi les couturiers étrangers qui apportent leur contribution au renom de la mode parisienne – l’Italienne Nina Ricci ouvre en 1934 sa maison avec son fils Robert ; l’Espagnol Cristobal Balenciaga fuit l’Espagne en 1937 et s’installe avenue George-V, non loin de l’Américain Mainbocher qui doit sa réputation à la robe de mariée qu’il dessine en 1936 pour la duchesse de Windsor –, une place à part revient à Elsa Schiaparelli, une Romaine installée à Paris en 1930 où elle débute en faisant exécuter d’après ses dessins des tricots qu’elle vend à New York. Amie de Jean Cocteau, de Bérard, de Dali, elle les fait participer à ses créations, introduit le surréalisme dans la mode, fait de son métier un art. Elle aime les motifs spectaculaires que lui dessinent ses amis, les broderies de Lesage, les couleurs intenses, dont le fameux shocking pink, les accessoires insolites et provocants, utilise des matières inhabituelles, le plastique, la céramique pour les boutons. Elle imagine des thèmes pour ses défilés, une idée qui sera copiée par toute la profession : Papillon, Été 37, le Cirque, Été 38, les Signes du zodiaque, Hiver 38-39.

Une mode pour tous ?
Mais il s’agit là d’une mode élitiste qui ne tient aucun compte de la conjoncture économique et sociale. Jacques Heim lance une collection pour jeunes filles, moins onéreuse. Mais l’inventeur d’une nouvelle formule est Lucien Lelong qui, en 1938, diffuse des robes «  prêtes à être portées  », avec sa griffe. Les premières toiles-modèles, qui permettent de reproduire et de multiplier les créations françaises, apparaissent au cours de la décennie, conséquence de la crise de 1929 qui a sonné la fin – momentanée – des exportations de la mode française vers les États-Unis.

Du côté des bijoux
Traditionnellement, les bijoux sont liés au costume qu’ils accompagnent, soulignent. Ils ont un statut social fort, pris en compte par les joailliers qui se consacrent en priorité à la mise en valeur de pierres précieuses et de diamants de prix, enchâssés dans des montures en or ou platine. Les maisons de la place Vendôme, qui travaillent dans cet esprit – Van Cleef et Arpels, Cartier, Boucheron… –, s’adressent surtout à une clientèle fortunée, souvent étrangère, à laquelle ils fournissent des bijoux «  modernes  », mais dont le dessin est essentiellement conditionné par le choix des pierres.

Les bijoux de la femme moderne
C’est parmi les fondateurs de l’Union des artistes modernes (UAM) et de ses adhérents que l’on trouve les créateurs qui apportent à la bijouterie une esthétique conforme à l’esprit moderne : Raymond Templier, Jean Fouquet, Gérard Sandoz, Jean Desprès. Leur cliente est la femme moderne qui fait du sport et lit Tristan Tzara et Jean Cocteau. Ils composent pour elle des bijoux dessinés en masses simples et géométriques, clairement formulées par des oppositions de matières ou de couleurs : l’argent, l’or gris ou blanc, le cristal dépoli, les brillants, contrastant avec la laque et les pierres noires ou de couleur, onyx, aigue-marine, citrine, malachite, turquoise, lapis-lazuli. L’esthétique de la machine influence les formes de ces bijoux, qui vont même jusqu’à lui emprunter des thèmes : un clavier de machine à écrire, des voies ferrées gravées dans l’argent rehaussé de laque des étuis à cigarettes de Templier, des pièces d’engrenage sur les bagues, les pendentifs d’argent de la série Sport que Desprès expose en 1937, un simulacre d’obus en cristal dépoli et platine pour un pendentif de Fouquet.

À l’Exposition de 1937, Jean Fouquet est classé non pas avec les bijoutiers-joailliers mais avec les artistes décorateurs. Cet adepte de Le Corbusier, engagé dès 1925 dans le combat pour l’art moderne, se laisse alors séduire par la vogue surréaliste et théâtrale qui bouleverse les arts décoratifs à la fin de la décennie.

Les arts de la table : un nouveau style ?
L’Exposition de 1937 peut être considérée comme le bilan, éventuellement comme un simple baromètre, de la situation des objets qui participent à la célébration de la table au cours de la décennie : objets de verre, de céramique, de métal. La rupture radicale qui intervient autour de 1930 dans le mobilier et se concrétise par le rejet du compromis cubisme-tradition du style 1925 n’existe pas dans des métiers qui, utilisant des matières incontournables, sont nécessairement ancrés dans un savoir-faire traditionnel. Tout au plus peut-on relever des apports techniques : dans le perfectionnement des fours de cuisson de la terre et l’apparition du four électrique Deruel commercialisé en 1936-1937, l’application du «  décor sous glaçure  » en porcelaine, expérimental en 1925, la rationalisation des procédés de fabrication du verre moulé-pressé inventé en 1911-1912 par René Lalique et appliqué à la verrerie de table, une modernisation de l’outillage de l’usine Christofle à Saint-Denis.

Les formes évoluent vers une clarté des lignes, une simplification exigée par la standardisation, c’est-à-dire la production en série. Le décor s’intègre à la matière dont la qualité est essentielle, surtout lorsqu’il s’agit du verre et du cristal qui s’imposent sur les tables françaises et étrangères se fournissant à Paris. C’est aussi d’une recherche de clarté qu’il s’agit en céramique, où les couleurs de la faïence sont légères, unies, beige, rose, verdâtre, et celles de la porcelaine ivoire et gris céladon.

La table à l’Exposition de 1937
La décoration de la table est mise en valeur dans le pavillon des Arts du feu. Les ténors sont des artistes – René Lalique, Jean Luce –, mais aussi des éditeurs qui tiennent boutique à Paris – Rouard, avenue de l’Opéra, La Crémaillère, boulevard Malesherbes –, les ateliers d’art des grands magasins, en priorité Primavera dirigé par Colette Guéden, les verreries et cristalleries – Daum, Saint-Louis, Baccarat –, les faïenciers et porcelainiers : Lanternier, Haviland à Limoges, et cette faïencerie Henriot à Quimper, qui étonne les contemporains par sa vitalité à renouveler ses formes et ses décors. La Manufacture de Sèvres, qui représente «  l’art officiel  », bénéficie d’un espace autonome. L’un des rapporteurs de l’exposition, Bernard Metman, assistant conservateur au Musée des arts décoratifs à Paris, souligne l’apparition des «  flambeaux de cristal qui donnent sur la table un éclairage plus bas et dont les bougies font scintiller l’argenterie et la verrerie  ». Un éclairage complémentaire de la lumière indirecte qui se généralise.

Les artistes au service de la table
Les artistes artisans participent à l’ornement de la table à travers les commandes qu’ils reçoivent des porcelainiers et des cristalliers. Haviland, poursuivant une démarche qui remonte au XIXe siècle, confie ses décors à Jean Dufy – frère de Raoul – et à Suzanne Lalique, comme en 1925. Saint-Louis fait appel à un verrier catalan, Jean Sala, qui conçoit un grand vase et des bougeoirs réalisés en cristal taillé ; Baccarat reste fidèle au décorateur maison, Georges Chevalier.

La Maison Rouard, qui diffuse et vend des œuvres d’art décoratives des grands céramistes d’alors, Decœur, Lenoble, Simmen, Serré, et des verriers Décorchemont et Navarre, édite également les verres décorés par Marcel Goupy, et ses services de table en faïence dont les assiettes rectangulaires et carrées s’apparentent aux formes des objets de Jean Luce. Celui-ci aborde en même temps la céramique et le verre, proposant ainsi des ensembles cohérents. Il réalise parallèlement des vases en verre soufflé-moulé, gravé au jet de sable de motifs géométriques et doré. Les objets d’usage courant, bon marché, sont exceptionnels dans l’Exposition de 1937, généralement refusés par le jury d’admission.

L’argenterie à table
Deux maisons tiennent le haut du pavé au cours de la décennie : Christofle, spécialisé dans le métal argenté, et Puiforcat qui reste fidèle à la grande tradition du métal précieux, argent et vermeil. À l’Exposition de 1937, la tendance «  moderniste  », dépouillée, est représentée chez Christofle par Luc Lanel face au retour à des formes assouplies illustrées par le Danois Fjerdingstadt. La direction de Jean Puiforcat est d’un autre ordre, à la fois savante, rigoureuse, basée sur le nombre d’or, et pourtant inventive, ouvrant l’art de l’orfèvrerie à une spiritualité inégalée. Il partage avec Christofle la commande des services de table du paquebot Normandie en 1935, acompte sur l’avenir en cette période de tous les dangers. Les passagers de cet ambassadeur du «  goût français » boivent dans les verres de Lalique et de Daum, qui aborde à cette occasion le cristal, mangent dans la porcelaine ivoire d’Haviland, décorée d’un filet d’écailles d’argent créé par Suzanne Lalique.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°33 du 1 février 1997, avec le titre suivant : Ultimes fastes avant la guerre

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