Société

Que faire des œuvres d’art public de Claude Lévêque ?

Par Anne-Cécile Sanchez · Le Journal des Arts

Le 1 février 2021 - 993 mots

FRANCE

En novembre 2020, le ministère de la Culture annonçait procéder à un signalement auprès du procureur de la République à la suite d’accusations de viols sur mineurs de moins de 15 ans « impliquant un artiste ». Le Monde a révélé le 10 janvier le nom de Claude Lévêque. Face à l’opprobre, le devenir de ses œuvres dans l’espace public soulève des questions inédites.

Paris. En 2019, à propos de son installation Human Fly présentée au Life, le centre d’art de Saint-Nazaire (Loire-Atlantique), Claude Lévêque décrivait un dispositif produisant « une agitation [qui] s’imprègne physiquement et mentalement sur les visiteurs bien au-delà du lieu ». Cette émotion concernant ses œuvres se révèle aujourd’hui d’autant plus contagieuse, et prégnante, qu’il est impossible d’ignorer les accusations de pédocriminalité visant l’artiste. Si la plupart des collectionneurs possédant des œuvres du plasticien invoquent le bénéfice du doute, dans l’attente des décisions de justice, la problématique se révèle bien plus délicate pour les institutions. Elle divise, même.

Ce qui est en jeu ? D’un côté la présomption d’innocence et le droit à la propriété intellectuelle. De l’autre, le principe selon lequel une responsabilité morale incomberait à l’institution, quand bien même la justice ne s’est pas encore prononcée. Ceci tandis que les réseaux sociaux grondent. Ainsi le Mamco, à Genève, a-t-il décidé dès 2020 de ne plus exposer les œuvres du plasticien. « Nous avons été avertis que Claude Lévêque faisait l’objet d’une plainte l’année dernière, a déclaré Lionel Bovier, le directeur du musée. Avec l’équipe de conservation, nous avons décidé d’un moratoire immédiat sur la présence de ses œuvres en nos murs. » Notons que la plainte de 2019, pour des faits allégués dans les années 1980, tombe sous le coup de la prescription. Ce à quoi Lionel Bovier réplique : « Il ne m’appartient pas de me prononcer sur les conséquences légales des actes relatés, mais je ne pourrai plus jamais regarder ce travail sans y trouver des indices des crimes qui lui sont reprochés. »

« Un moment historique pour l’art »

Le Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg a, pour sa part, retiré de son parcours l’installation immersive City Strass (2002), conteneur en tôle inox au sol jonché de chaînes, mêlant fracas métallique et pulsation lumineuse. « Tous les deux ans il y a un roulement de la collection, assure Paul Lang, directeur des Musées de Strasbourg. Il ne s’agit donc pas d’un acte de censure. Mais je ne cache pas que ce décrochage programmé tombe à pic. Les conditions ne sont pas réunies pour appréhender cette installation sereinement. Je persiste à penser qu’il faut distinguer l’homme et l’œuvre. Cependant, si les accusations contre Claude Lévêque devaient se vérifier, lorsqu’on sait à quel point son travail est sous-tendu par les thèmes de la violence, de la souffrance et de la douleur, ce serait une trahison vis-à-vis de son public. » Bien sûr, on a pu évoquer le Caravage, et d’autres artistes aux mœurs dissolues consacrés par la postérité. Mais sans doute est-ce la première fois que l’époque juge une œuvre plastique qui lui est contemporaine au regard des soupçons pesant sur son auteur, et relevant d’un tabou absolu. Au point que l’on peut parler « d’un moment historique pour l’art », avance Paul Lang.

Le droit moral de l’artiste en jeu

Le discrédit va-t-il désormais irrémédiablement frapper les œuvres de Claude Lévêque ? Pour l’heure, cela n’empêche pas la présence à l’Élysée du grand tapis Soleil noir (2007) emprunté aux collections du Mobilier national. À la mairie de Montrouge (Hauts-de-Seine), dont le Beffroi est orné depuis novembre dernier de l’écriture lumineuse tremblée caractéristique des néons de Lévêque, une cellule de crise a été convoquée en urgence. Était-il pertinent pour calmer les esprits d’éteindre cette Illumination ? Cela aurait constitué une atteinte à la présomption d’innocence, a finalement estimé le maire. Tout comme une entorse à la propriété intellectuelle, dont le monopole revient, de droit, à l’auteur. D’autant que la Ville a réglé uniquement les frais de production de cette commande publique, censée faire l’objet d’une acquisition ultérieure. Il semble évident que ce ne sera pas le cas, selon le commissaire d’exposition Ami Barak qui a suivi le projet.

L’agence Manifesto, quant à elle, a accompagné la production du néon Le Chat installé en 2019 à l’intérieur du cinéma UGC de Vélizy-Villacoublay (Yvelines). Elle assure ne plus avoir aucun projet en cours avec Claude Lévêque. On peut supposer que si tel était le cas, ceux-ci seraient suspendus. Question de calendrier.

Depuis 2018, le pont d’Issy est souligné par le tracé rouge des Dessous chics , créé par le plasticien à la demande du Département des Hauts-de-Seine. Diadème en plaques d’inox martelé couronnant le plus grand réservoir d’eau de la ville, Tchaïkovski , commande pour le Tramway de Paris, fait partie du paysage urbain depuis 2006. Loin de la capitale, la spectaculaire mise en lumière d’un haut-fourneau désaffecté, œuvre commandée par la Communauté d’agglomération du Val de Fensch (Moselle) en 2007 et intitulée Tous les Soleils , continuera d’éclairer de ses projecteurs rouges et orangés l’ancien site sidérurgique reconverti en parc touristique, qui se visite d’avril à novembre. À ce jour, les commanditaires de ces œuvres n’ont pas l’intention de les retirer.

Il en est une, en revanche, qui manque à l’appel : un néon placé pendant cinq ans au fronton de l’école Pierre-Budin, dans le 18e arrondissement de Paris. En 2012, l’école élémentaire avait accueilli Claude Lévêque pour une résidence de quatre mois, qui s’est achevée par une exposition dans le domicile de fonction, vide, du directeur de l’époque. Cet appartement traversant donnant côté cour et côté rue avait permis l’installation au numéro 5 de la voie, juste au-dessus de l’entrée de l’école, d’un néon sous vitrine qui aurait été « restitué à l’artiste » en 2018. Cette œuvre était-elle la propriété de l’établissement scolaire, ou celle de l’artiste qui l’aurait prêtée ? La question reste posée de son inscription, pendant cinq ans, dans l’espace public, qui plus est au fronton d’une école, où ses lettres rouges proclamaient étrangement : « J’ai peur ».

Thématiques

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°559 du 22 janvier 2021, avec le titre suivant : Que faire des œuvres d’art public de Claude Lévêque ?

Tous les articles dans Actualités

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque