Russie - Ukraine

Que devient le patrimoine ukrainien en Crimée ?

Par Sindbad Hammache · Le Journal des Arts

Le 20 avril 2022 - 814 mots

RUSSIE / UKRAINE

Depuis 2014, la Russie, dans sa volonté de réécrire l’histoire, multiplie les fouilles illégales, les déplacements d’objets patrimoniaux et les atteintes aux monuments de la péninsule.

Ruines de la Chérsonèse Taurique, ancienne cité grecque située aujourd'hui en Crimée. © Viktoriia Rogovenko, 2014, CC BY-SA 4.0
Ruines de la Chérsonèse Taurique, ancienne cité grecque située aujourd'hui en Crimée.

Crimée. Octobre 2021 : la justice des Pays-Bas se prononçait sur le retour des « Trésors de Crimée », un ensemble de pièces en or des Scythes prêté au Musée Allard-Pierson (Amsterdam) quelques mois avant l’annexion en 2014 de la péninsule par la Russie, dont l’occupant et l’occupé se disputaient la juste propriété. Le bras de fer entre la Russie et l’Ukraine – à laquelle cette région autonome était rattachée depuis 1954 – a tourné à l’avantage de Kiev : les pièces « font partie de l’héritage culturel de l’État ukrainien en tant qu’état indépendant depuis 1991 », tranchait le tribunal amstellodamois. Pour la Russie, ce fut un camouflet, car dans sa stratégie d’occupation, l’utilisation du patrimoine culturel tient une place prépondérante.

« Il y a effectivement tout un discours de rapprochement des cultures russes et criméennes, expliquant que l’Ukraine est intégrée dans le monde russe, justifiant ainsi l’occupation », explique Eva Portel, doctorante au Centre Émile-Durkheim de Sciences Po Bordeaux. Un long rapport de l’Unesco, publié le 10 septembre 2021, détaillait les atteintes au patrimoine matériel et immatériel ainsi qu’à l’identité des diverses minorités criméennes perpétrées par la Russie dans le cadre de cette stratégie. L’occupation « a changé la perception de l’histoire et du patrimoine ukrainien, aux yeux de la société comme de l’État, retrace le rapport de 38 pages. La Russie s’est appropriée les biens culturels ukrainiens de la péninsule, incluant 4 095 monuments nationaux et locaux protégés par l’État. […] La Russie utilise ces appropriations pour implémenter sa stratégie globale au long terme, consistant à renforcer sa domination historique, culturelle et religieuse sur le passé, le présent et le futur de la Crimée. »

Chersonèse intégrée au roman national russe

Parmi les sites patrimoniaux majeurs de la Crimée, les vestiges archéologiques de la colonie grecque de Chersonèse Taurique sont inscrits sur la Liste du patrimoine mondial depuis 2013 : malgré l’annexion russe, l’Unesco considère toujours le bien comme partie intégrante du patrimoine ukrainien, ce qui n’empêche pas la Russie d’inclure le site à son roman national. Lors d’une visite en 2018, Vladimir Poutine l’avait ainsi surnommée « la Mecque de Russie ». Chersonèse fait l’objet d’une attention particulière : Moscou souhaite y développer un parc historique et archéologique, et y organise un festival annuel d’opéra et de ballet qui, selon l’Unesco, draine « une activité humaine très néfaste à la préservation du site ». L’Institut d’archéologie de l’Académie des sciences de Russie aurait par ailleurs mené des fouilles non autorisées sur ces vestiges.

La multiplication depuis 2014 de ces fouilles illégales en Crimée, comme au Donbass, revêt un but politique pour Sam Hardy, chercheur à l’Institut norvégien de Rome spécialisé dans le trafic d’antiquités : « Les fouilles scientifiques menées par des archéologues russes dans les territoires occupés ne sont pas des fouilles préventives, ce sont des fouilles exploratoires qui montrent que la Russie exerce ses droits normalement sur ce territoire. Une sorte de contrôle physique, qui permet de raccrocher les sites fouillés à la symbolique d’une identité russe. » Les artefacts retrouvés en Crimée lors de ces fouilles prennent ensuite la direction des musées russes, où ils seront à terme intégrés aux collections nationales. « Beaucoup de biens criméens ont été exposés en Russie ; on comprend bien que l’objectif russe n’est pas de détruire mais de revaloriser ces objets au sein d’un narratif différent », souligne Eva Portel.

Augmentation des pillages

Aux objectifs politiques des fouilles menées par les archéologues russes, se superposent les nombreux pillages, dont l’intensité a crû depuis l’occupation russe. L’appât du gain, dans le climat très permissif instauré par les autorités russes, détruit aussi le patrimoine criméen. « J’ai retrouvé le cas d’un pilleur russo-ukrainien qui soutenait officiellement l’annexion de la Crimée par la Russie, explique Sam Hardy. Dans ce processus, celui-ci cherchait tout simplement à ce que les officiels chargés du contrôle des sites qu’il voulait piller soient écartés de son chemin par les Russes. On voit ici comment activités criminelles et enjeux politiques s’imbriquent. »

Dans cette réécriture de l’histoire criméenne, la Russie s’en prend aussi à la minorité tatar, peuple turc de religion musulmane, installé sur la péninsule depuis le XIIIe siècle : le rapport de l’Unesco fait état des initiatives russes pour limiter l’usage de la langue tatar et démanteler l’organisation coutumière de cette communauté. La restauration du Palais des khans à Bakhchisaray, un complexe d’influence ottomane construit au XVIe siècle, est devenue le symbole du traitement de la minorité par l’occupant. En 2017, une entreprise sans qualification dans le domaine patrimonial a mené les travaux, remplaçant les poutres originelles par des structures en béton, déposant les tuiles caractéristiques, et endommageant la façade ainsi que des fresques par un lavage haute pression non approprié. Candidat ukrainien à l’inscription sur la Liste du patrimoine mondial, le site ne remplit désormais plus le critère d’authenticité exigé par l’Unesco.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°587 du 15 avril 2022, avec le titre suivant : Que devient le patrimoine ukrainien en Crimée ?

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