Les prêts d’œuvres, crispations et cristallisations

Par Colin Lemoine · Le Journal des Arts

Le 26 mars 2014 - 532 mots

Le prêt est un acte de libéralité, de partage et de soutien. Aussi, en dépit de certaines conditions économiques, qui voient fréquemment l’emprunteur assumer la prise en charge d’une restauration ou d’un encadrement, le prêt se distingue traditionnellement par son désintéressement.

Une magnanimité relative : se dessaisir un temps d’une œuvre consiste, en retour, à s’assurer la possibilité d’un prêt futur.

La mémorable exposition « Autour de Poussin », sise au Louvre il y a tout juste vingt ans, jouissait de tels arrangements, parfois musclés, souvent opportuns, toujours implicites et, aujourd’hui encore, parfaitement intégrés par les conservateurs. Aussi, quand la National Gallery de Londres consentit à prêter Madame Moitessier (1851) d’Ingres pour l’exposition « Picasso et les maîtres » (aux Galeries nationales du Grand Palais en 2008), les clauses libératoires engageaient tacitement le Musée Picasso à se défaire, l’année suivante, d’une vingtaine de toiles, au profit du prêteur. Il  va sans dire que les musées plus modestes, qui ne disposent pas de collections scientifiquement ou numériquement importantes – le Musée national d’art mo­derne-Centre Pompidou et le Quai Branly revendiquent quelque 3 000 prêts annuels –, peinent à offrir une monnaie d’échange satisfaisante au cœur de cette politique sacramentelle de la réciprocité.

Aussi, depuis plusieurs années, certains musées s’organisent afin de faciliter des prêts, tantôt en vertu d’une histoire spécifique – la Piscine de Roubaix collabore volontiers avec le MuMa, musée d’art moderne du Havre –, tantôt en raison d’un maillage administratif. Les musées fédérés au sein de l’établissement public Paris Musées sont ainsi dispensés d’assurer leurs œuvres dès lors qu’elles sont prêtées « en interne ». Une mesure providentielle quand le coût des assurances souscrites pour des prêts peut représenter 15 % du budget d’une exposition.

Créée en 1999, l’association FRAME regroupe quant à elle vingt-six institutions hexagonales et d’Amérique du Nord et encourage sur le plan logistique de nombreux prêts, à l’exemple des substantielles contributions du Musée des beaux-arts de Montréal en la matière. De la mutualisation comme remède.

Un prix à payer
Objet de négociation, le prêt tend désormais à devenir un objet de négoce, au mépris des prescriptions du ministère de la Culture dans une circulaire de 2007 (« un prêt ne peut être assimilé à une location »). De nombreuses institutions – le Musée Picasso et le Centre Pompidou en tête – procèdent dorénavant à des « loan fees », ces prêts payants qui, déjà pratiqués en 1994 par des musées britanniques, comme le Victoria and Albert Museum à Londres ou le Fitzwilliam Museum à Cambridge, se systématisent au nom d’une mondialisation irrésistible comme du malthusianisme public. Exacerbée depuis deux décennies, cette pratique, outre qu’elle trahit une funeste « marchandisation » de l’art, vitupèrent ses contempteurs, creuse un peu plus le fossé entre les vaisseaux amiraux, riches d’œuvres majeures et de réserves opulentes, et la frêle flottille, incapable de rivaliser avec ces superstructures, celles que s’arrachent à coups de dollars les acteurs herculéens des scènes émergentes, de São Paulo à Shanghaï en passant par Doha (Qatar). Or, depuis vingt ans, les prêts le rappellent invariablement : « libéralité » ne saurait être « libéralisme ». Et pour l’heure, La Liberté guidant le peuple n’ira pas encore en Chine…

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°410 du 28 mars 2014, avec le titre suivant : Les prêts d’œuvres, crispations et cristallisations

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