Galerie

Une nouvelle économie

Par Dominique Sagot Duvauroux · Le Journal des Arts

Le 26 mars 2014 - 2214 mots

SPECIAL 20 ANS - Face à la mondialisation et aux nouvelles formes artistiques, les plus grandes galeries ouvrent des succursales, participent aux incontournables foires et produisent les œuvres. Les autres restent fragiles.

À la fin des années 1990, le monde connaît la plus importante vague de fusions et acquisitions de tous les temps. Ce n’est là qu’une des profondes mutations qui traversent la planète. L’économie de l’art est directement impactée par ces transformations. D’un marché centré sur l’Europe au début du XXe siècle, on est passé à partir des années 1940 à un marché bipolaire dominé par les États-Unis et l’Europe ; depuis les années 2000, de nouvelles « régions » artistiques se développent, la Chine mais aussi l’Inde, Singapour, les pays du Golfe, la Russie.

Le monde des galeries ne reste pas inerte face à ces mutations, même si les sociétés de vente aux enchères ont été particulièrement réactives face à cette mondialisation. Rappelons que les galeries ont développé des stratégies d’internationalisation très tôt, bien avant les maisons de ventes. Paul Durand-Ruel, par exemple, avait, dès la fin du XIXe siècle, compris l’intérêt d’être présent à Londres ou à New York.

Face à la multiplication des places de marché artistique, trois formes d’internationalisation des galeries dominent aujourd’hui. Dans la suite de Durand-Ruel, certaines grosses galeries ont renforcé leur présence internationale en multipliant leurs filiales, à l’image de Larry Gagosian, figure emblématique, qui possède quatorze lieux dans le monde pour présenter ses artistes et organiser des expositions. Emmanuel Perrotin a suivi cet exemple en investissant à New York et Hongkong, nouvelle place centrale du marché. Cette stratégie s’accompagne, dans une même ville, de la multiplication de lieux d’exposition aux dimensions permettant de présenter de véritables collections muséales.

La deuxième forme d’internationalisation s’inspire davantage de l’exemple de Leo Castelli et de ses « friendly galleries ». Il s’agit ici de créer un réseau de galeries amies avec lesquelles on organise des échanges d’exposition ou des projets communs. Ce fut longtemps la stratégie privilégiée par Jay Jopling, directeur de White Cube (Londres), autre figure emblématique apparue sur la scène artistique il y a vingt ans, qui, plutôt que de multiplier les lieux, préférait aider à l’organisation d’expositions de ses artistes dans le monde entier, en partenariat avec un acteur local, comme le rappelle l’économiste Don Thompson dans son livre L’Affaire du requin qui valait douze millions, l’étrange économie de l’art contemporain (éd. Le mot et le reste, 2012). Cette stratégie, moins coûteuse financièrement que la première, est accessible à des galeries de plus petite taille qui se sont employées à tisser d’importants réseaux d’échanges, telle la galerie Loevenbruck à Paris.

Les foires, espaces privilégiés
Mais c’est la troisième forme qui est de loin la plus visible aujourd’hui. Les foires internationales d’art sont devenues le rendez-vous régulier des galeristes et des collectionneurs. Si ce phénomène ne date pas d’aujourd’hui (Art Cologne a été créée en 1966, Art Basel en 1970, la Fiac en 1974…), il s’est considérablement amplifié depuis vingt ans. De nouvelles venues se sont inscrites dans l’agenda des galeries (Art Basel Miami en 2002, Frieze à Londres en 2003, India Art Fair en 2008, Art Basel Hongkong en 2013, Istanbul Art International en 2013…). Des foires « off » se sont multipliées à l’instar de celles organisées à Paris à l’occasion de la Fiac. Surtout, la médiatisation autour de ces événements, la création de secteurs permettant de présenter des œuvres monumentales sous la direction d’un commissaire, comme « Art Unlimited » à Bâle à partir de 2000, font aujourd’hui des grandes foires le lieu où se dessinent les tendances et où s’amorcent les carrières internationales, en concurrence avec les grandes manifestations comme la Biennale de Venise et la Documenta de Cassel, en Allemagne. L’attention portée par les organisateurs aux grands collectionneurs, à l’occasion de journées VIP précédant l’ouverture au grand public, participe à la construction de la valeur, sur un marché où l’incertitude qualitative est en partie levée par l’observation du comportement des autres. Les foires sont ainsi des espaces privilégiés de création de ces dynamiques mimétiques. Certaines galeries regrettent d’ailleurs que les collectionneurs se dispensent parfois d’aller visiter leur espace au profit des foires, affectant le rôle que les galeries ont historiquement joué dans la formation des goûts, au profit d’échanges plus superficiels dans le cadre de ces rassemblements qui favorisent les comportements grégaires. Notons que l’internationalisation reste relativement unidirectionnelle.

Si les galeries européennes investissent les marchés émergents et représentent un nombre croissant d’artistes issus de ceux-ci, l’inverse est encore marginal. Les galeries chinoises, indiennes ou du Moyen-Orient sont encore peu présentes sur les marchés occidentaux. La globalisation financière a par ailleurs favorisé partout dans le monde la constitution de nouvelles fortunes créées par la spéculation qui se sont tournées vers le marché de l’art. Déjà, la bulle de la fin des années 1980 en traduisait les effets. Les années qui suivent sont l’occasion d’une sévère purge mais les proximités entre milieux financiers et sphères artistiques, tant en termes de personnes qu’en termes de montages et de stratégies, demeurent. La promotion des artistes se professionnalise et les intérêts artistiques et financiers se croisent. Le coût d’entrée sur le marché international de l’art augmente. Peu étonnant dès lors qu’un nouveau profil d’artistes apparaisse, « l’artiste entrepreneur » qui dirige des dizaines d’assistants en charge de fabriquer les produits portant sa marque, comme un retour aux grands ateliers du XVIIe siècle. Peu étonnant non plus que la spéculation en ce début de XXIe siècle soit davantage maîtrisée. Damien Hirst ne vend-il pas son Veau d’or le jour même de la faillite de Lehman Brothers ?

L’enjeu de la production
Parmi les centaines de milliers d’artistes qui, dans le monde, aspirent à une reconnaissance, faire émerger ceux que l’on défend est le défi des galeries aujourd’hui. Charles Saatchi, collectionneur ayant fait fortune dans la publicité, est expert en la matière. C’est lui qui a accompagné la consécration des « Young British Artists », notamment grâce à l’organisation surmédiatisée de la bien nommée exposition « Sensation » à la Royal Academy de Londres, en 1997 (avant New York et Berlin), et de partenariats bien pensés entre institutions et marchands. La production d’œuvres coûteuses, souvent destinées aux institutions, et susceptibles d’être présentées dans les espaces des foires qui leur sont dédiées, est aussi un excellent moyen de capter l’attention. Certaines galeries ont compris que leur métier évoluait vers celui de producteur, à l’image du fonctionnement de l’industrie
cinématographique. Le modèle historique du galeriste visitant les ateliers d’artistes, repérant les œuvres les plus intéressantes pour les défendre auprès des collectionneurs et des institutions, est concurrencé aujourd’hui par celui de la galerie productrice, réunissant, sur la base d’une promesse d’œuvre, les moyens financiers nécessaires à sa réalisation. Dans cette nouvelle économie de projets, l’œil n’est pas grand-chose sans la capacité à réunir des fonds, surtout lorsqu’il s’agit de produire une œuvre monumentale, mobilisant des techniques et matériaux sophistiqués, tête de pont d’une stratégie de différenciation verticale de la marque de l’artiste. Celle-ci se déclinera ensuite en une multitude de produits dérivés destinés à satisfaire les différents segments de marché, du tableau classique aux objets franchisés. Le crâne serti de diamant de Damien Hirst, dont le coût de production, estimé à 20 millions de livres sterling, illustre parfaitement cette stratégie, très voisine de celles pratiquées par l’industrie du luxe, dont les synergies avec le monde de l’art se sont fortement développées sur les dernières années. Jeffrey Deitch à New York fut l’un des premiers à sentir l’importance qu’aurait la production dans la dynamique du marché de l’art. Produire, c’est permettre à l’artiste de disposer de moyens, inaccessibles sinon, pour réaliser une œuvre susceptible d’être remarquée dans les grandes foires et manifestations internationales. Il est plus facile d’être reconnu internationalement avec une œuvre qui coûte cher qu’avec une œuvre intimiste. En créant en 1997 sa galerie « Deitch Projects » en association avec Sotheby’s, il choisit de rompre radicalement avec le modèle de la galerie classique pour se concentrer sur l’activité de production et organiser des « vernissages événements » mêlant le monde de l’art à celui de la finance, de la mode et de la publicité. En France, Emmanuel Perrotin doit son succès à une prise de conscience précoce de ce changement majeur du fonctionnement du marché de l’art. « Mon rêve, déclare-t-il en 2004 pour le Journal des Arts [no 200, 8 oct.], est que ma galerie évolue vers un outil de production efficace et ambitieux, capable de mener de très nombreux projets en même temps et d’offrir un confort de travail aux artistes. » Il invente le catalogue évolutif, sur lequel il note les projets des artistes et s’emploie ensuite à réunir les fonds auprès des collectionneurs qui coproduisent l’œuvre. Il sera imité en France par Jérôme de Noirmont, Hervé Loevenbruck et surtout Kamel Mennour, ce dernier étant le coproducteur du fameux Leviathan d’Anish Kapoor, présenté au Grand Palais, en association avec les galeries Lisson (Londres) et Gladstone (New York), l’État français et l’artiste lui-même.

Une économie de projets
De la production à la commande, il n’y a qu’un pas ! Les galeries se font aujourd’hui les intermédiaires entre l’artiste et des entreprises à la manière des agences de photographes. Les grandes marques de luxe (Hermès, Louis Vuitton), à travers leurs fondations, mobilisent les artistes stars (Takashi Murakami, Vanessa Beecroft…) pour attirer l’attention sur leurs collections, conscientes que le capitalisme contemporain se caractérise par l’importance prise par l’esthétique et le style dans la compétition internationale, comme l’ont très bien exprimé Gilles Lipovetsky et Alain Serroy dans leur ouvrage L’Esthétisation du monde (éd. Gallimard, 2013). Mais les galeries se rapprochent aussi des institutions publiques et des centres d’art dont les moyens de production sont déterminants dans le développement d’un projet. Une économie parallèle de l’art s’est ainsi développée dans les régions françaises autour de résidences, de commandes publiques et d’expositions qui associent souvent artistes, galeries et institutions locales. Bref, une partie substantielle de l’économie de l’art est passée d’une économie d’œuvres à une économie de projets dont les galeries assurent l’ingénierie parfois complexe, lorsque intérêts privés et projets publics s’entrecroisent. Cependant la majorité des galeries n’a pas connu de changements aussi importants que les bouleversements économiques et technologiques des vingt dernières années auraient laissé penser. Elles restent de très petites entreprises fragiles. D’après une étude récente du ministère de la Culture réalisée par François Rouet, plus de la moitié des galeries franciliennes auraient un chiffre d’affaires inférieur à 300 000 euros tandis que seulement 5 % dépasseraient les 5 millions d’euros. 54 % des galeries n’ont aucun salarié en CDI, chiffre qui n’a pratiquement pas changé depuis 1999, date d’une précédente étude réalisée par l’auteur de ses lignes avec Françoise Benhamou et Nathalie Moureau. Pour près de 40 % des galeries interrogées, les cinq plus grands collectionneurs génèrent plus de 50 % du chiffre d’affaires, chiffre là encore assez proche de celui donné par l’étude de 1999 (1). Ce constat de permanence se retrouve à propos du rôle occupé par Internet dans les stratégies des galeries et sur le commerce de l’art en général. Si les galeries utilisent beaucoup Internet pour communiquer sur leurs artistes à travers leur site ou l’envoi de newsletters à leur fichier d’adresses, peu mobilisent cet outil pour la vente. Et les tentatives de développer un marché spécifique en ligne restent pour le moment marginales. C’est le cas de la Saatchi Gallery qui tente de créer un marché pour les artistes qui justement ne sont pas représentés par des galeries en recrutant Bruce Livingstone, le créateur d’iStockphoto, l’agence qui a inventé le crowdsourcing (Web 2.0) et le marché des « microstocks » [banques d’images] dans le domaine de la photographie.

En conclusion, les mutations de ces vingt dernières années ont dégagé trois groupes de galeries. Une minorité de grosses galeries s’est dotée des infrastructures nécessaires à la promotion internationale de leurs artistes. Présentes dans les foires, s’appuyant sur une équipe de salariés qualifiés, elles disposent souvent de plusieurs espaces leur permettant d’avoir une forte visibilité. Une deuxième catégorie, composée de structures plus petites, a profité des nouvelles technologies pour tisser un réseau dense d’échanges avec des consœurs d’autres pays et des centres d’art. Leur économie repose en partie sur la coproduction d’événements et d’expositions. Enfin, une troisième catégorie a traversé ces années sans modifier fondamentalement un fonctionnement qui n’a finalement que peu évolué depuis la fin du XIXe siècle.

Dominique Sagot-Duvauroux, professeur à l’université d’Angers

Note

(1) Les galeries d’art contemporain en France, La Documentation française, 2001.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°410 du 28 mars 2014, avec le titre suivant : Une nouvelle économie

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