Art moderne

XXE SIÈCLE

Vitebsk, laboratoire de l’avant-garde russe

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 2 mai 2018 - 822 mots

PARIS

Le Centre Pompidou raconte un épisode commun peu connu de la vie de Marc Chagall, El Lissitzky et Kasimir Malevitch, trois figures emblématiques de l’avant-garde russe : l’école d’art de Vitebsk en Biélorussie.

Marc Chagall, Au-dessus de la ville, 1914-1918, huile sur toile, 139 x 197 cm
Marc Chagall, Au-dessus de la ville (1914-1918).

Paris. L’avant-garde russe à Vitebsk ? Pour le public – et même pour une partie des spécialistes – le nom de cette ville, aujourd’hui en Biélorussie, reste inconnu. Ainsi, le titre de cette exceptionnelle exposition cite les noms des trois artistes majeurs, Chagall, Lissitzky et Malevitch, qui y ont séjourné entre 1918 et 1922. Le hasard a bien fait les choses, car l’ordre alphabétique de leurs noms correspond non seulement à l’ordre de leur arrivée à Vitebsk, mais sert également à promouvoir cette manifestation. De fait, si l’histoire de l’art reste circonspecte à son égard, le succès populaire de Chagall, illustré par la quantité impressionnante d’expositions qui lui sont consacrées en France ou ailleurs, est indiscutable. L’avant-garde russe, en revanche, même si elle a pris son envol depuis la chute du communisme, reste encore largement méconnue, voire incomprise.

Le mérite du Centre Pompidou est de réaliser, à l’aide d’une scénographie sobre et élégante, un parcours pédagogique qui révèle l’écart séparant Chagall des deux autres artistes. Le premier, natif de Vitebsk, accepte d’être nommé par Lounatcharski, le « ministre » à l’instruction publique, en tant que responsable des beaux-arts de la province de Vitebsk en 1918. L’artiste était censé « organiser des écoles d’art, des musées, des conférences et toutes autres manifestations artistiques dans la ville et la région de Vitebsk ». Enthousiasmé par les promesses de la révolution, il y fonde une académie et fait venir comme enseignants de nombreux artistes (Ivan Pougny, El Lissitzky…). Pour Chagall, c’était une occasion donnée aux jeunes, souvent d’origine modeste, de se familiariser avec les métiers artistiques. La production de l’école fut organisée pour répondre à des commandes d’affiches, de slogans, de panneaux publicitaires ou révolutionnaires. Dans l’esprit collectiviste de l’époque, Chagall voulait centraliser la production artistique dans l’école, plutôt que de la laisser librement se tourner vers des artistes individuels. Toutefois (et la première partie de l’exposition le montre clairement) l’œuvre picturale du peintre juif à cette période, tout en étant splendide – Au-dessus de la ville, 1914-1918 ou Double portrait au verre de vin, 1917-1918 – reste isolée dans le paysage esthétique russe. Un créateur, formé au début du XXe siècle, qui ne rejette pas la narration, n’est ni cubiste, ni abstrait, ni franchement surréaliste, reste difficile à classer.

D’ailleurs, on remarque que le musée qu’a fondé Chagall réunit une collection bien éclectique où, aux côtés de Kandinsky, on trouve des toiles plus classiques et plutôt médiocres. Quoi qu’il en soit, le peintre ne s’inscrit pas dans la tendance constructiviste, cette forme d’abstraction géométrique, qui avait alors le vent en poupe.

Le choc des idéologies

C’est Lissitzky, architecte de formation, qui va introduire le constructivisme à l’école en prenant en charge les ateliers d’imprimerie et de graphisme. Pour lui, l’art doit abandonner le pinceau pour le compas et l’artiste devenir un technicien et un ingénieur. Ses travaux, nommés prouns (projets pour l’affirmation du nouveau), des volumes flottants sur un fond blanc, dessinés en axonométrie, évoquent selon l’artiste : « une station d’aiguillage entre peinture et architecture » (Proun 1 D, 1919). Impressionné par le suprématisme, Lissitzky fait venir à Vitebsk son « inventeur », Malevitch. Ce dernier profite de ce séjour et de l’atelier typographique de Lissitzky pour publier ses nombreux écrits, dont certains sont exposés à Paris. Mais surtout, la période de Malevitch à Vitebsk est marquée par la lutte entre ce dernier et Chagall, pour la réorganisation du système pédagogique et l’enseignement de l’art. Avec ses collègues et ses étudiants, Malevitch fonda le groupe Unovis – « ceux qui affirmaient le nouvel art » – et travailla intensément, créant une nouvelle théorie de l’art. Fascinés par la radicalité de l’œuvre de Malevitch, mais aussi par son charisme frôlant le mysticisme, les élèves formèrent peu à peu une large majorité en sa faveur. Profitant d’un voyage à Moscou de Chagall, parti pour obtenir « du pain, des couleurs, de l’argent », les autres professeurs convertirent l’académie libre en académie suprématiste, entraînant ainsi la démission de Chagall en 1920. Le laboratoire expérimental que fut Vitebsk se poursuit jusqu’en 1922 ; les Ounovis participent au décor de la ville sous les ordres de Malevitch. Puis, en 1922, ce dernier part pour Petrograd et continue son œuvre suprématiste, y compris des étranges modèles pour l’architecture, les Architectones, dont on peut voir au musée un ensemble impressionnant. Chagall, lui, exécute en 1920, ses magnifiques décors pour le Théâtre d’art juif. Lissitzky, de son côté, présente à la Grande exposition de Berlin, en 1922, un environnement : l’Espace-proun, un parcours qui inspire au spectateur une attitude dynamique de déambulation plutôt que de contemplation passive.

Trois trajectoires différentes qui se sont croisées brièvement à Vitebsk.

 

 

Chagall, Lissitzky, Malevitch… L’avant-garde russe à Vitebsk 1918-1922,

 

 

jusqu’au 16 juillet, Centre Pompidou, Galerie 2, Place Georges-Pompidou, 75004 Paris.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°500 du 27 avril 2018, avec le titre suivant : Vitebsk, laboratoire de l’avant-garde russe

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