Contrefaçon

La Fondation Giacometti déstabilisée

Par Sophie Flouquet · Le Journal des Arts

Le 14 février 2012 - 1293 mots

PARIS [17.02.12] - Principale titulaire du droit moral d’Alberto Giacometti, la Fondation Giacometti est de plus en plus contestée pour ses méthodes. Appliquant une politique volontariste pour enrayer la contrefaçon, elle s’est mise à dos nombre de demandeurs de certificat d’authenticité. Et doit affronter de multiples procédures.PAR SOPHIE FLOUQUET

Le 14 décembre 2011, trois hommes se rendent dans les bureaux de la Fondation Giacometti, dans l’arrière-cour d’un immeuble du quartier de l’Horloge, à Paris. Officiellement, ils souhaitent obtenir des explications sur le refus du Comité Giacometti de délivrer un certificat pour deux pièces, des pieds de lampe en bronze d’une quarantaine de centimètres qu’Alberto Giacometti aurait créés dans les années 1930 pour Jean-Michel Frank. Pour le comité, ces lampes auraient été exécutées par surmoulage – une technique simple pour fabriquer des faux – et seraient donc des contrefaçons. Ce que conteste leur propriétaire. Coups de canne, bousculade et empoignade : la conversation dégénère rapidement et les trois hommes repartent avec leurs objets avant d’être interpellés par la police. Deux jours plus tard, la Fondation publie un communiqué dans le style qui lui est coutumier : « Une agression avec tentative de vol a eu lieu avant-hier à la Fondation Alberto et Annette Giacometti de Paris. Un galeriste parisien accompagné de son fils et d’un homme de main serbe ont tenté de récupérer de force deux contrefaçons de lampes en bronze soumises pour authentification au Comité Alberto Giacometti en vue de leur vente aux enchères. » Une plainte a été déposée. Dans le « Landerneau » de l’art, personne ne semble surpris par cette affaire. « De nombreux marchands ont leurs œuvres prises en otage par la Fondation, qui les détient illégalement, n’hésite pas à affirmer l’un d’eux. Que cela se termine comme cela n’a donc rien d’étonnant. » Tout le monde fait en tout cas mine de ne pas connaître le marchand en question. « Sûrement un pucier ou un marchand étranger qui n’avait pas l’habitude de la Fondation », estime l’un d’eux. L’homme serait pourtant bien un marchand de Saint-Germain-des-Prés ayant pignon sur rue. Mais comme à l’accoutumée, le milieu sait garder ses secrets.

« Une mer de contrefaçons »
Depuis quelque temps, la tension est pourtant montée d’un cran entre la Fondation Giacometti et certains professionnels qui n’hésitent pas à critiquer ouvertement son action. Il n’est qu’à consulter le site Internet de la fondation pour constater à quel point celle-ci semble engagée dans une lutte : contre certaines expositions critiquées avec véhémence mais aussi, et surtout, contre les faux. « Il existe une mer de contrefaçons dans laquelle le marché risque de sombrer », prévient Véronique Wiesinger, sa directrice. Un point de vue que plusieurs affaires sont venues corroborer. Dernière en date : en juillet 2011, un faussaire était condamné par le tribunal de Stuttgart, en Allemagne, à neuf ans de prison pour contrefaçon d’œuvres d’art en bande organisée. Plus d’un millier de faux Giacometti avait ainsi été écoulés sur le marché international. La contrefaçon est bel et bien un fléau, qui joue souvent sur un registre simple : l’espoir – le fantasme ? –, pour un amateur ou un professionnel, de tomber sur l’affaire du siècle en achetant une œuvre à bas prix. Plusieurs observateurs pensent ainsi que le marchand qui a fait le « coup de poing » à la Fondation aurait cru faire une affaire en achetant pour 50 000 euros un pied de lampe qui, s’il avait été un original, en aurait valu le double. Mais qui, faux, ne vaut plus rien…

Il n’empêche, les méthodes de la Fondation font l’objet de contestations. En décembre dernier, un marchand a saisi le juge pour récupérer deux pièces, toujours des pieds de lampe, qui auraient été, selon lui, « bloquées depuis plus d’un an dans les locaux de la Fondation ». Il a obtenu gain de cause. Celle-ci a répliqué en portant plainte pour contrefaçon. L’instruction de l’affaire est en cours. La Fondation retient-elle réellement des œuvres qu’elle estime être des faux, au mépris de la loi, comme le prétendent plusieurs professionnels ? Si des faux sont effectivement conservés, « à des fins pédagogiques », c’est à la suite d’une décision de justice ou d’un protocole d’accord avec les propriétaires des pièces. « Notre but est bien de les faire sortir du marché. Nous ne les gardons sans procédure que s’il y a accord. Si les propriétaires refusent, alors il y a procédure et c’est aux tribunaux de trancher », poursuit Véronique Wiesinger. Un jugement récent, portant cette fois uniquement sur son expertise et l’opposant à une maison de ventes, inquiète pourtant la Fondation. Elle concerne encore le même type de pieds de lampe. Mais l’avis négatif du Comité Giacometti n’a pas été retenu par le juge. Chose rare, la Fondation a fait appel à un expert extérieur, pour corroborer son jugement. Après des analyses très poussées, celui-ci serait formel : il s’agirait bien d’un surmoulage, « scientifiquement très simple à prouver ». Les juges devront trancher. Mais ce jugement a déjà pour effet de semer le trouble autour des avis de la Fondation et de la mettre en faiblesse. De quoi sous-entendre que les avis – facturés 800 euros –, rendus par le Comité Giacometti, en réalité constitué des seuls Véronique Wiesinger et Christian Klemm, ancien directeur de la fondation de Zurich, seraient contestables, « donnés au jugé » comme le prétendent quelques marchands mécontents. « En face, les propriétaires ne nous apportent en général aucun document valable ! », plaide pour sa part Véronique Wiesinger. « Rue de Seine, on n’est pas des tordus. On a les clients les plus riches du monde, armés des meilleurs avocats. Alors on est prudents », précise l’un d’eux. Il n’empêche. Plusieurs professionnels ont déjà été condamnés par les tribunaux pour fraude ou contrefaçon, mais le quidam qui pousse la porte de la galerie n’en saura jamais rien. Tout le monde se couvre. Au cas où.

Série de contentieux
À cela s’ajoute un flou autour des relations entre Alberto et son frère Diego. L’essentiel des litiges porte en effet sur des pièces décoratives. Or celles-ci ont en général été éditées sous la direction de Diego, celui dont le rôle est fortement contesté, y compris au sein de l’indivision des ayants droit Giacometti. Les droits patrimoniaux sont ainsi partagés par d’autres branches de la famille Giacometti : Bruno Giacometti le troisième frère, les consorts Berthoud et la fondation de Zurich. D’après Véronique Wiesinger, il serait pourtant simple de purger en partie le problème autour de ces pièces décoratives : « Les modèles originaux existent, il suffirait de poursuivre l’édition mais les autres ayants droit s’y refusent. » Un projet auquel ne souscrivent pas nécessairement les marchands. « Il existe une myriade de faux lampadaires vendus ici et là », précise un expert. Quand un musée parisien a voulu consacrer une exposition à ces pièces décoratives, il y a renoncé, le sujet étant trop scabreux, non sans avoir semé, sans le vouloir, la panique chez des marchands pressés de vendre leurs pièces douteuses.

Cette série de contentieux serait-elle un moyen pour décrédibiliser une fondation née dans la douleur et toujours en bisbilles avec l’association Giacometti, pilotée par Mary-Lisa Palmer, l’ancienne collaboratrice d’Annette qui a tenté de récupérer les droits moraux sur l’œuvre de l’artiste ? Un précédent est dans toutes les têtes. Fin 2011, le Comité Andy Warhol, chargé de l’authentification des œuvres du père du pop art, a mis la clef sous la porte, ruiné par les frais de justice engagés pour défendre ses avis contestés devant les tribunaux. « Les ayants droit sont souvent détestés mais nécessaires, sinon ce serait la jungle, estime pour sa part Véronique Wiesinger. Je ne crois pas à l’autorégulation du marché de l’art. Nous en avons vu les effets dans la finance ».

Légende photo

Portrait d'Alberto Giacometti réalisé pour le New York Times - par Reginald Gray - 1965

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°363 du 17 février 2012, avec le titre suivant : La Fondation Giacometti déstabilisée

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