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ENTRETIEN

Gianni Canova : « L’Italie est aujourd’hui le pays de l’ignorantocratie »

Essayiste et critique de cinéma italien

Par Olivier Tosseri, correspondant en Italie · Le Journal des Arts

Le 31 janvier 2020 - 911 mots

Le spécialiste de cinéma reproche à la classe politique d’avoir maintenu une ignorance diffuse, et incrimine l’avènement d’une culture médiatique dans la société italienne d’après-guerre.

Gianni Canova. © IULM Communication/Claudia Colombo.
Gianni Canova.
© IULM Communication/Claudia Colombo.

Essayiste, critique de cinéma et depuis 2018 recteur de l’Université libre de langues et communication de Milan, Gianni Canova (65 ans) enseigne l’histoire et la critique cinématographique. De 2001 à 2005 il a représenté l’Italie au sein du comité scientifique du Festival international du film de Locarno et, depuis 2017, il est membre du conseil supérieur pour le cinéma et l’audiovisuel au sein du ministère des Biens et Activités culturels et du Tourisme en Italie. Il vient de publier Ignorantocrazia. Perché in Italia non esiste la democrazia culturale (« Ignorantocratie, pourquoi la démocratie culturelle n’existe pas en Italie ») aux éditions Bompiani à Milan.

Dans l’imaginaire collectif, l’Italie est la patrie par excellence des arts et de la culture, une réputation que vous réfutez ?

Oui, malheureusement c’est aujourd’hui le pays de l’« ignorantocratie ». La compétence et la connaissance ne sont plus des valeurs comme autrefois. Le fait de ne pas savoir, de ne pas être cultivé est au contraire brandi avec fierté. Toutes les opinions se valent et toutes peuvent être légitimement énoncées sur n’importe quel sujet. Un phénomène aggravé par le naufrage de notre système éducatif. Aujourd’hui un adolescent sur vingt réussit à distinguer un fait d’une opinion en lisant un texte qui ne lui est pas familier, alors que la moyenne de l’OCDE est de un sur dix. Un quart des adolescents ne parviennent pas à dégager l’idée principale d’un texte d’une longueur moyenne. À cela s’ajoute l’anorexie culturelle de l’Italie. 60 % des habitants ne lisent pas un seul livre au cours de l’année. Plus de 75 % de la population ne franchit pas une seule fois les portes d’un musée ou ne visite une exposition, 80 % n’est jamais allé au théâtre dans sa vie et 90 % n’a jamais assisté à un concert de musique classique. C’est la confirmation de la réplique d’Orson Welles dans le film de Pasolini La Ricotta (1963) : l’Italie a le peuple le plus analphabète et la bourgeoisie la plus ignorante d’Europe. Cela pose un problème démocratique.

Vous estimez que la Péninsule ne connaît pas, à l’inverse de ses voisins, une « démocratie culturelle diffuse », l’accès du plus grand nombre à la culture. À qui la faute ?

À la classe dirigeante. Le système éducatif a fait naufrage avec l’abandon de toute intention d’une véritable réforme des programmes et des méthodes d’enseignement ces dernières décennies. Mais à l’origine, il y a surtout une particularité italienne : l’avènement de la civilisation médiatique a accompagné l’alphabétisation de masse de la société après la Seconde Guerre mondiale. C’est l’inverse des autres grands pays occidentaux. Cela a fait naître un profond antagonisme entre la culture des élites et celle populaire. Pour la mince bourgeoisie éclairée : des œuvres de qualité et l’entre-soi et pour la masse de la population : des films ou des livres sans ambition culturelle. La classe politique a volontairement maintenu le peuple dans une ignorance diffuse car il est ainsi plus facile à gouverner. Ce qu’un ministre de l’Économie de Silvio Berlusconi a résumé par la phrase « on ne mange pas avec la culture ». Une situation confortée aujourd’hui par cette fausse lutte entre populistes et élites. Ils ont besoin les uns des autres en se justifiant par l’attaque et le mépris mutuels.

Selon vous, ce phénomène puise ses racines dans le cinéma néoréaliste d’après-guerre…

Oui, c’est d’ailleurs le dernier grand courant artistique italien internationalement reconnu. Ces cinéastes ont manqué l’objectif d’instaurer un dialogue avec un vaste public dans la péninsule. Ils ont réalisé des films sur le peuple mais pas pour le peuple. Ils s’adressaient de manière autoréférencée aux autres intellectuels tout en se donnant bonne conscience avec des histoires de personnes pauvres et marginales. Les intellectuels [dans le sillage des néoréalistes] ont rendu la culture conformiste, ennuyeuse et snob pour l’écrasante majorité de la population. L’industrie culturelle a été diabolisée. Si une œuvre rencontre un large public et un grand succès, c’est qu’elle est « commerciale » donc synonyme de mauvaise qualité. Alors que c’est au contraire en permettant aux artistes d’exprimer leur talent dans des œuvres qui puissent toucher le plus grand nombre que l’on élève le niveau et que l’on intéresse les personnes à la culture.

Vous pointez également dans votre livre l’absence d’une véritable bourgeoisie éclairée en Italie.

C’est lié à l’histoire de la Péninsule qui a connu une révolution industrielle plus tardive que ses voisins avec une prédominance, jusque récemment, des propriétaires terriens ou ecclésiastiques. La bourgeoisie a néanmoins joué un rôle important pendant le boom économique des années 1950-1960, mais aussi au cours des années 1980-1990. Mais elle est aujourd’hui désorientée et n’assume plus sa responsabilité de classe dirigeante. Il ne faut pas uniquement penser au bien-être et au futur de son entreprise, mais à la culture et à l’avenir du pays. Depuis l’après-guerre et le néoréalisme au cinéma, l’Italie n’a pas été à l’origine d’un mouvement de souffle international, et aujourd’hui la consommation culturelle n’est pas à la hauteur de son niveau de développement, de son patrimoine et de son histoire. Il n’est jamais trop tard et je ne suis pas pessimiste. Les jeunes générations ont des capacités de critique et d’analyse qui n’ont rien à envier aux générations précédentes. Il faut en prendre conscience et penser aux étudiants et non à la carrière des barons des universités. La priorité doit être la transmission du plaisir, du goût, mais surtout du besoin de culture.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°537 du 17 janvier 2020, avec le titre suivant : Gianni Canova, essayiste et critique de cinéma italien : « L’Italie est aujourd’hui le pays de l’ignorantocratie »

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