Suisse - Art moderne

Sept maîtres incontournables de la modernité en Suisse

Par Isabelle Manca · L'ŒIL

Le 22 mai 2018 - 1804 mots

SUISSE

2018 marque le centenaire de la disparition d’Hodler, le 19 mai 1918, à Genève. À cette occasion, L’Œil passe en revue les artistes qui font l’âge d’or de la modernité en Suisse. 

1. Ferdinand Hodler, l’ordre des choses

Ferdinand Hodler (1853-1918) incarne l’artiste suisse par excellence. Aujourd’hui, le peintre, qui s’est éteint il y a cent ans à Genève, fait même figure de héros national. Ses œuvres sont d’ailleurs pour l’essentiel conservées et exposées dans son pays. Peu de grandes collections internationales abritent des œuvres majeures d’Hodler, ce qui renforce cette idée d’un artiste intrinsèquement helvétique. Pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi. De son vivant, il fut salué comme une figure de proue de la modernité, urbi et orbi. Il rencontra notamment un franc succès à Paris où il fut acclamé comme un symboliste puissant et original, mais aussi en Autriche où il fut un invité de marque de la Sécession viennoise.

Son image de peintre typiquement suisse est surtout liée à sa propension aux grandes compositions historiques qui ont participé à forger un certain patriotisme, à une époque où la construction de l’identité nationale battait son plein. Hodler reçut ainsi de nombreuses commandes publiques pour des grands décors et des cycles historiques sur le thème de l’indépendance suisse et des allégories véhiculant l’idéal démocratique du pays. Ses contributions au grand genre régénérèrent totalement la conception du décor mural et de la peinture d’histoire. Ses coloris audacieux posés en aplats, la puissante expressivité de ses personnages, la simplification des formes et son traitement plus chorégraphique que descriptif suscitèrent à l’époque de virulentes polémiques. En 1898, son interprétation avant-gardiste de La Retraite de Marignan au Musée national suisse de Zurich engendra par exemple un scandale qui dura deux ans. Une controverse entrée dans les annales sous le nom de « querelle des fresques ». D’autres œuvres d’Hodler rencontrèrent, au contraire, un véritable plébiscite. À l’instar du Faucheur et du Bûcheron. Célébration d’une Suisse idéalisée et intemporelle, nourrissant une relation authentique avec la nature, ces œuvres furent répliquées en de nombreuses variations, et même éditées sur des billets de banque. Tout un symbole.

Cet intérêt pour son pays se manifeste également dans un tout autre registre : le paysage. Hodler immortalisa tout au long de sa vie les montagnes, les sous-bois, les glaciers et les lacs helvétiques. À commencer par l’icône suisse, le lac Léman, qu’il ne peindra pas moins d’une centaine de fois. Les paysages tiennent d’ailleurs une place de prédilection dans sa carrière, puisque, encore adolescent, il commença sa formation dans l’atelier de Ferdinand Sommer, un peintre de vues alpestres destinées au public touristique de la région de Thoune.

Mais il serait artificiel d’opérer une distinction dans la production d’Hodler. Ses innombrables paysages, ses portraits expressifs, ses énigmatiques scènes symbolistes et même ses fresques historiques obéissent en effet aux mêmes règles de composition et à une philosophie unique. Un principe que l’artiste théorisera et baptisera le « parallélisme ». En 1897, le peintre est convié par la Société des amis des beaux-arts de Fribourg à donner une conférence. Il prononce alors « La mission de l’artiste », un discours qui fera date et donnera de précieuses clés de lecture de son œuvre prolifique, tout en le consacrant comme un artiste visionnaire et le potentiel chef de file d’une école. Une école reposant sur l’harmonie, l’ordre, l’unité et une approche cosmique de l’univers.

« La mission de l’artiste est d’exprimer l’élément essentiel de la nature, la beauté, d’en dégager l’essentiel », proclame-t-il en 1897. La clé de voûte de cette théorie est l’idée selon laquelle la nature serait organisée de manière rigoureuse et que cet ordre peut être restitué en art par l’intermédiaire de compositions élaborées. Ses œuvres sont donc harmonieusement composées, en évacuant toute anecdote et en prônant au contraire une subtile simplification et une géométrisation des formes, magnifiées par des couleurs sublimes. Elles ont pour vocation de révéler les lois invisibles qui régissent l’univers, tout en témoignant de l’exaltation face à la grandeur et à la beauté de la nature. Cette quête d’unité se traduit, entre autres, par une pratique intense de la variation des motifs d’une toile à l’autre, mais aussi par la répétition des formes au sein d’une même œuvre, y compris dans la représentation de la figure humaine. Dans son chef-d’œuvre, La Nuit, Hodler a ainsi dupliqué certains personnages. La violente polémique suscitée par ce tableau s’explique d’ailleurs certainement autant par la représentation jugée obscène à l’époque de cette multitude de corps enlacés, que par cette conception inédite de l’humain frôlant l’abstraction.

2. Barthélemy Menn, le maître

Barthélemy Menn (1815-1893) est ce qu’il est convenu d’appeler un illustre inconnu. Si son nom figure sur le fronton du Musée d’art et d’histoire de Genève, à côté de ceux de Liotard et de Töpffer, l’artiste ne jouit clairement pas de la même notoriété qu’eux. Le peintre genevois a toutefois mené une remarquable carrière académique sous la houlette d’Ingres, avant de former à son tour plusieurs générations d’artistes suisses, à commencer par Ferdinand Hodler.

Son célèbre élève dira d’ailleurs de lui : « Menn, je lui dois tout. » Cet hommage peut surprendre au premier abord tant leurs styles respectifs divergent. Pourtant, un examen attentif des œuvres de ce pédagogue, prisé pour sa maîtrise du dessin et ses innovations techniques dans l’étude des paysages et des figures, révèle un intérêt sincère pour des problématiques résolument modernes, notamment une réflexion fondamentale sur la répétition des motifs et les variations rythmiques qui influenceront profondément Hodler et ses contemporains.

3. Giovanni Giacometti, le nom du père

Aujourd’hui, Giovanni Giacometti (1868-1933) est un peu dans l’ombre de ses fils, les sculpteurs Diego et, surtout, Alberto. Pourtant, le peintre a été une figure de proue de la scène artistique suisse au tournant du XXe siècle, estimé à la fois par ses pairs et par des collectionneurs. Né à Stampa, un village du canton des Grisons, Giovanni commence son enseignement artistique à Munich, avant de rallier Paris où il fréquente l’Académie Julian. Comme l’écrasante majorité des peintres de sa génération, il adopte alors la grammaire impressionniste. Progressivement, il s’en affranchit et intègre des éléments plus radicaux inspirés du synthétisme et une utilisation plus audacieuse et expressive de la couleur, puisée chez Van Gogh. De retour en Suisse dans les années 1890, il peint inlassablement les paysages alpins qui l’entourent. Ses tableaux, frôlant parfois l’abstraction, traduisent magistralement les jeux de lumière et de couleurs tout en évoquant le caractère grandiose des montagnes suisses.

4. Giovanni Segantini, le panthéiste

Véritable météore, Giovanni Segantini (1858-1899) s’est éteint à 41 ans, d’une maladie foudroyante dans une grange d’altitude. Malgré une carrière fulgurante, le peintre a laissé à la postérité une œuvre conséquente. Né près du lac de Garde, il reçoit une solide formation à la fameuse Académie de Brera à Milan. Alors qu’il rencontre le succès, il fuit la ville et s’installe dans les montagnes. D’abord dans les Préalpes, puis dans les Grisons et enfin dans le massif de l’Engadine. Influencé par le naturalisme de Millet à ses débuts, il réalise des œuvres narrant la vie rurale avec un certain sentimentalisme. Il développe ensuite une vision plus symbolique et mystique de la nature. Cette évolution conceptuelle s’accompagne d’un changement stylistique. Segantini opte alors pour une touche divisionniste ; il sera d’ailleurs l’un des pionniers de ce genre en Suisse. Ses tableaux véhiculent une vision panthéiste où les personnages, les animaux et même les chaumières semblent se fondre dans le paysage.

5. Cuno Amiet, la synthèse

Considéré comme l’un des pionniers de la peinture moderne en Suisse, Cuno Amiet (1868-1961) a mené une brillante carrière dans sa patrie comme à l’international. L’artiste se forme d’abord dans son canton natal, à Soleure, auprès de Frank Buchser. Il poursuit son apprentissage à Munich et achève sa formation à Paris. Attiré par l’avant-garde, il séjourne ensuite à Pont-Aven où il fréquente, entre autres, Émile Bernard et Sérusier. Il intègre alors les innovations plastiques de Gauguin mais aussi le chromatisme de Van Gogh. De retour en Suisse, la peinture d’Hodler et le Jugendstil exercent par ailleurs une certaine fascination sur lui. Amiet développe un style personnel réalisant la synthèse de différents courants radicaux de son temps, tout en accordant une place prépondérante à la couleur. Il rencontre alors un franc succès dans son pays. Sa réputation dépasse rapidement les frontières et, en 1906, il sera d’ailleurs invité à participer à l’aventure expressionniste de Die Brücke.

6. Albert Anker, le reconverti

Les tableaux d’Albert Anker (1831-1910) sont reconnaissables au premier regard. Peintre du monde paysan, véhiculant des valeurs ancestrales, Anker a contribué à forger l’image idyllique et un brin nostalgique de la Suisse d’antan. Ses célèbres scènes campagnardes et portraits d’enfants sages aux joues rouges font figure d’images d’Épinal d’un passé idéalisé, et ont été déclinées sur quantité de cartes postales et de posters. Né dans un village près de Berne, Anker se destine d’abord à la théologie avant d’entreprendre une formation artistique. Il s’installe alors à Paris et reçoit l’enseignement d’un compatriote, le Vaudois Charles Gleyre, avant de suivre l’enseignement de l’École des beaux-arts. Il s’essaie d’abord à la peinture d’histoire avant de se spécialiser dans les scènes de genre et les compositions villageoises traitées dans un style proche du naturalisme alors en vogue. Ses œuvres, régulièrement présentées au Salon, rencontrent un franc succès à Paris autant que dans sa patrie.

7. Félix Vallotton, le nabi étranger

Artiste atypique qui a longtemps souffert d’un déficit de notoriété, sans doute en raison de sa profonde originalité, Félix Vallotton (1865-1925) s’est forgé un style éminemment personnel et inimitable. Né à Lausanne, il s’installe très jeune à Paris où il apprend son métier de peintre et de graveur. Il passera ensuite la majeure partie de son temps dans la Ville Lumière et obtiendra même la nationalité française en 1900. Surnommé le « nabi étranger », il tient une place de premier plan dans ce groupe d’avant-garde et collabore activement à La Revue blanche. Ses tableaux comme ses célèbres gravures se distinguent par leur ambiance singulière. Ses œuvres dégagent en effet toujours une puissante ambiguïté et une sensation de malaise qui témoignent du talent de fin observateur de Vallotton et de son ironie grinçante. Le caractère étrange, presque surréaliste, de ses œuvres réside dans leur aspect lisse et froid ainsi que dans leurs couleurs raffinées appliquées en aplats et leur cadrage inhabituel.

Biographie Ferdinand Hodler
1853
Hodler naît à Berne en Suisse
1871
Arrive à Genève
1874-1875
Participe de façon régulière à des expositions suisses et internationales et obtient plusieurs prix. Se lie avec le milieu symboliste
1891
Son tableau La Nuit, jugé obscène, est interdit par le Conseil administratif genevois. Il triomphe quelques mois plus tard à Paris
1897
Introduit les principes du parallélisme lors d’une conférence à Fribourg en Suisse
1904
Invité d’honneur à la XIXe Sécession de Vienne
1918
Décède à Genève dans son appartement du quai du Mont-Blanc
« Hodler intime. La collection beaux-arts revisitée »,
jusqu’au 30 septembre 2019. Musée d’art et d’histoire, 2, rue Charles-Galland, Genève.
« Hodler et le mercenaire suisse : du mythe à la réalité »,
du 28 septembre au 30 décembre 2018. Musée d’art et d’histoire, 2, rue Charles-Galland, Genève. Du mardi au dimanche, de 11 h à 18 h. Entrée libre. www.mah-geneve.ch
« Barthélemy Menn. Savoir pour créer »,
jusqu’au 8 juillet 2018. Cabinet d’arts graphiques, Musée d’art et d’histoire, 2, rue Charles-Galland, Genève. Du mardi au dimanche, de 11 h à 18 h. Entrée libre. Commissaire : Marie Therese Bätschmann. www.mah-geneve.ch
« Anker, Amiet, Hodler, Giacometti, Pissarro… La collection du Kunstmuseum Bern »,
jusqu’au 31 décembre 2018. Kunstmuseum Bern, Hodlerstrasse 8, Berne, www.kunstmuseum.ch
« L’esprit de Hodler dans la peinture genevoise »,
du 28 septembre 2018 au 24 février 2019. Maison Tavel, 6, rue du Puits-Saint-Pierre, Genève. Du mardi au vendredi, de 10 h à 17 h, de 11 h à 18 h samedi et dimanche. Tarifs : 3 et 5 €. museesdegeneve.ch
« Ferdinand Hodler dans les livres et sur Internet »,
du 5 novembre 2018 au 26 mai 2019. Bibliothèque d’art et d’archéologie, 5, promenade du Pin, Genève. Du lundi au vendredi, de 10 h à 18 h, samedi, de 9 h à 12 h. Entrée libre. institutions.ville-geneve.ch
« Hodler et le Léman, chefs-d’œuvre de collections privées suisses »,
jusqu’au 3 juin 2018. Musée d’art de Pully, 2, chemin Davel, Pully (Suisse). Du mardi au dimanche, de 11 h à 18 h, le jeudi jusqu’à 20 h. Tarifs : 10 et 15 €. Commissaires : Diana Blome, Laurent Langer et Niklaus Manuel Güdel. www.museedartdepully.ch
« Hodler//Parallélisme »,
jusqu’au 19 août 2018. Musée Rath, 1, place Neuve, Genève. Du mardi au dimanche, de 11 h à 18 h. Tarifs : 8 et 12 €. museesdegeneve.ch

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°713 du 1 juin 2018, avec le titre suivant : Sept maîtres incontournables de la modernité en Suisse

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