Ukraine - Russie

Ukraine, le grand retour du XIXe siècle

Par Pascal Ory · Le Journal des Arts

Le 27 mars 2022 - 737 mots

La guerre en Ukraine vient confirmer un constat que les observateurs un peu attentifs pouvaient faire dès la chute du Mur : le monde est revenu au XIXe siècle.

L’acteur politique principal est, plus que jamais, la nation, et la relation politique principale est, plus que jamais, affaire de rapports de forces entre projets nationaux et projets impériaux. Le premier discours de guerre de Vladimir Poutine a commencé par l’affirmation suivant laquelle l’Ukraine n’était pas une nation. En quoi le maître du Kremlin mettait ses pas dans ceux de l’ancien Empire russe, en lutte ouverte contre les mouvements de libération nationale, et dans ceux de l’Union soviétique, seul grand projet mondialiste du XXe siècle, effondré après soixante-quinze ans d’expérimentation. La société artistique se réveille une fois de plus avec la gueule de bois : il n’y a rien de plus mondial que le national, il n’y a rien de plus universel que la violence entre États.

Ladite société était pourtant bien placée pour savoir que, sur son terrain, cette violence se mesurait non seulement au nombre de morts et de réfugiés, mais aussi à l’étendue des menaces et des destructions pesant sur le patrimoine et la création artistiques. Et voilà pourquoi un pays qui n’était ni physiquement ni psychologiquement prêt à la guerre se réveille en train de cacher dans ses caves la grande collection d’art scythe du Musée des trésors historiques de l’Ukraine à Kyiv ou les Kandinsky du Musée d’art à Odessa.

On n’est pas près de savoir si les premiers musées et monuments ukrainiens bombardés ou incendiés l’ont été en connaissance de cause, mais on ne peut pas ne pas être troublé quand on découvre que l’artiste moderne qui a déjà payé, en quelques jours, le plus lourd tribut est Maria Primachenko. Ce grand nom de l’art brut est très populaire dans son pays : ses origines paysannes, sa démarche autodidacte, son esthétique étrangère aux canons de toutes les académies – l’ancienne comme la moderne – pouvaient être récupérées par la propagande soviétique, mais l’indépendance de l’Ukraine en avait fait une icône de la créativité du peuple, au point qu’il y a quelques années un « espace d’art ludique » inspiré de son œuvre avait été inauguré à Kyiv, juste à côté du bureau du président Zelensky. Thématique affichée : « la bonté, l’hospitalité ukrainiennes ». On sait ce qu’il en advint : le 28 février dernier, à quatre-vingts kilomètres de la capitale, vingt-cinq œuvres de Maria Primachenko seraient parties en fumée dans l’incendie qui a ravagé le musée d’Ivankiv, sa ville natale.

Il entre dans ces destructions élémentaires quelque chose de l’ordre de l’irréparable, mais l’effet patriotique de ces circonstances terribles participe, en sens inverse, de la réparation. On n’y a pas encore prêté attention mais la présente guerre, quelle qu’en soit l’issue, ne peut manquer de renforcer, de part et d’autre, l’identification nationale du monde des arts. De même que Kiev est devenue « Kyiv », la politique d’anéantissement identitaire de Vladimir Poutine cristallise la nationalisation des références artistiques et l’on peut s’attendre à ce que la fierté ukrainienne en vienne un jour à rappeler au monde entier que ce pays était le pays natal d’un Malevitch ou d’un Archipenko – voire d’une certaine Sonia Stern, plus connue aujourd’hui sous le nom de son mari, Robert Delaunay.

En attendant, le plus frappant, ces temps-ci, réside dans le retournement anti-russe de cette assignation par les origines. Les musiciens russes le découvrent tous les jours. Là aussi le XIXe siècle revient en force, ce temps où des musiciens patriotes français partaient en croisade contre Richard Wagner, non pour ce qu’il avait dit des Juifs (ça, beaucoup de musiciens et mélomanes français pouvaient le partager) mais pour ce qu’il avait dit sur la France. Aujourd’hui il est très instructif de voir que, face à la censure des régimes autoritaires à la manière russe ou totalitaires à la manière chinoise, nos régimes libéraux – et les « sociétés civiles » qui en sont les bras armés – n’ont pas hésité à exclure des artistes russes de leurs programmes ou à les sélectionner en fonction de la radicalité de leur engagement anti-poutinien. Après tout, c’est aux frontières de la Russie que, depuis trente ans, au Nakhitchevan, puis plus récemment au Haut-Karabagh, se poursuit avec système l’éradication de toute trace du patrimoine arménien en terre azérie.

Le paradis – et le paradigme – de l’artiste individuellement libre dans un univers sans frontière n’est pas pour demain.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°585 du 18 mars 2022, avec le titre suivant : Le grand retour du XIXe siècle

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