Artisanat d'art - Société

Hymne à la « joiel »

Par Pascal Ory · Le Journal des Arts

Le 25 mai 2022 - 659 mots

L’ensemble est impressionnant. 3 456 pages, 40 000 entrées : le Dictionnaire des joailliers, bijoutiers et orfèvres en France, de 1850 à nos jours, de Rémi Verlet, édité tout récemment par l’École des arts joailliers, sise à Paris à deux pas de la place Vendôme, pose la pierre angulaire d’un édifice désormais de plus en plus visible.

François-Regnault Nitot, Collier et boucles d'oreilles de l'impératrice Marie-Louise, 1810, Galerie d'Apollon, Musée du Louvre, Paris. © Sailko, 2016, CC BY 3.0
François-Regnault Nitot, Collier et boucles d'oreilles de l'impératrice Marie-Louise, 1810, Galerie d'Apollon, Musée du Louvre, Paris.
© Sailko, 2016

Par là même il suscite la réflexion – fréquente dans les colonnes de cette chronique – sur les frontières de la notion d’« art » et sur les questions de fond que suggère la notion même d’« arts joailliers ».

Définissons ici l’objet de l’analyse comme relevant de la parure – de l’un et l’autre sexe et de tous les genres. La coiffure et la chaussure, le maquillage, le parfum et, bien entendu, le vêtement participent aussi de cette parure, mais le « joyau », c’est autre chose, comme nous l’apprennent son étymologie et sa fortune : l’ancien français « joiel » en fait un membre de la famille du jeu, de la joie et, pour commencer, de la jouissance qui, par le français des dominants normands du royaume d’Angleterre, s’est répandu dans le monde comme jewell.

Là on est devant un type de parure en quelque sorte quintessencié, concentré en un objet remarquable et mobilisant une vaste panoplie de matières, au sein desquelles prédominent la pierre et le métal mais sans préjudice de l’usage d’une production végétale ou animale, qui a sans doute été le plus ancien joyau. On vient de découvrir dans une grotte marocaine une série de trente-deux coquillages visiblement façonnés par l’homme et destinés à être portés, vieux de 150 000 ans, ce qui en ferait, à l’heure actuelle, la plus ancienne expression « artistique » de l’espèce humaine.

Le mot est donc lâché : art. En soi, c’est une réponse donnée à la grande délégitimation qui continue à mettre la joaillerie en lisière du système des beaux-arts. Celui-ci s’est construit à l’époque moderne par rapport à la catégorie de l’artisanat, un peu exhaussée en France par l’invention de celle de « métier d’art », dans laquelle on met sans hésiter le bijoutier, le joaillier et le diamantaire. Ce statut n’est pas rare. Il fait figurer le créateur de bijoux (l’étymologie de ce mot, strictement français, renverrait aux langues celtiques) dans la grande famille, créée pour l’occasion au XIXe siècle, des « arts décoratifs ». En même temps, l’examen critique du destin culturel de l’objet nous dit autre chose.

Le nadir de la réputation joaillière a sans doute été atteint au cœur du XXe siècle progressiste, où le bijou a concentré sur lui l’infériorisation du décoratif par rapport au structurel – l’architecture est fonctionnaliste, l’« ornement » est un « crime » – et le discrédit moral. Ce siècle dernier a engagé contre lui un double procès, dont il est facile de repérer la source religieuse et politique : exhibition frivole et affichage de la richesse. Mais aujourd’hui la situation est bien différente.

D’un côté le bijou continue de participer à la démarche de distinction des élites du monde entier, à partir du modèle occidental de la parure – les familles dominantes de la péninsule Arabique sont des clientes assidues des grandes maisons de Paris ou de New York –, de l’autre il peut montrer sans mal ses papiers de démocrate : une famille pauvre ou paupérisée n’aura pas accès à l’opéra mais ses membres porteront un bracelet ou une bague. Ils pourront, surtout, porter un perçage, grand retour en grâce du bijou intime, auquel ne peut manquer d’être sensible une époque qui n’a jamais été aussi individualiste. Il n’est pas jusqu’au discours identitaire de la « diversité » dont le bijou ne puisse se parer – c’est bien le moins… – si l’on prend en considération la place de ces objets dans les musées d’anthropologie. Après tout la peinture de chevalet, l’art dramatique ou la littérature peuvent être absents de quantité de civilisations humaines : pas le bijou. Des « peuples premiers » au piercing des banlieues en passant par le diamant d’amour, la jouissance du joeil n’est pas près de disparaître.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°589 du 13 mai 2022, avec le titre suivant : Hymne à la « joiel »

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