Bande dessinée

9e art

Les artistes, nouveaux héros de la BD

Par Jean-Luc Toula-Breysse · Le Journal des Arts

Le 21 avril 2015 - 809 mots

De la biographie aux anecdotes historiques en passant par la fiction, la BD fait une place grandissante dans ses planches aux artistes peintres.

Quand des auteurs de bande dessinée (BD) font buller les artistes, des lecteurs découvrent bien souvent pour la première fois un univers, une sensibilité, une existence, une esthétique… À l’exemple de la BD bien tempérée consacrée au pianiste canadien Glenn Gould, maître des variations, qui transforma sa vie en une fugue syncopée, le 9e art s’entiche des parcours singuliers de créateurs, parmi lesquels les peintres.

Joann Sfar, auteur du Chat du rabbin, croque en toute liberté, à la manière d’un conte, une fiction autour de Marc Chagall. Milo Manara, maître transalpin de la BD érotique, publie ce mois le premier tome d’un diptyque consacré au Caravage, figure sulfureuse et héroïque ; Paul Gauguin à la fin de sa vie aux Marquises, la pasionaria et iconique Frida Kahlo, en compagnie de Diego Rivera et Léon Trotski, le jeune Pablo Picasso dans le Paris de la Belle Époque, l’originale et drolatique promenade sur les pas de Marcel Duchamp (un ouvrage en noir et blanc et en accordéon) illustrent un intérêt croissant pour ces héros d’un autre genre.

Après une première publication inspirée des miniatures persanes, Jean Dytar, pour son nouvel album livre un jubilatoire « roman graphique » fortement documenté. Il plonge à traits perdus dans l’univers de Giorgione (1477-1510), grand maître emporté par la peste, et d’Antonello de Messine (env. 1430-1479), peintres de l’âge d’or de la Renaissance vénitienne. Plus de cinq ans de travail, de recherches historiques et biographiques ont été nécessaires afin de reconstituer la Sérénissime de l’époque, les ateliers de peintres aux décors empruntés à des tableaux du Cinquecento. Le paradoxe et le défi pour cet auteur fut d’essayer de montrer la peinture autrement car explique-t-il, « l’image de BD est fugace, elle vous entraîne vers la suivante. Un tableau au contraire vous immerge dans une image particulière. Cette confrontation m’intéresse. » La trame de son récit est La Vénus endormie, œuvre qui représente le premier nu féminin allongé occidental. Giorgione y dévoile par la couleur et la lumière une spiritualité humaniste, « une vision fugitive » éveillant « une sensation durable à chaque instant renouvelée ». Le titre de cette bande dessinée, La Vision de Bacchus, renvoie à l’état du dieu romain sidéré par la beauté d’Ariane… et à une œuvre du Titien.

Egon Schiele
Le premier album de Xavier Coste met en case Egon Schiele, figure de la Sécession viennoise célébrant la vérité nue et fauché en pleine jeunesse par la grippe espagnole. « J’ai eu le désir, dit-il, de faire une enquête sur place, de découvrir la vie de ce jeune rebelle, jusqu’à aller voir à la petite prison de Neulengbach, la cellule où il fut incarcéré. » Xavier Coste eut beaucoup de difficulté à faire accepter son projet car les éditeurs ne connaissaient pas cet artiste. De nombreux lecteurs non plus ! Aujourd’hui, cette BD tient bonne place à Vienne, à la librairie du Leopold Museum qui réunit la plus importante collection de peintures et de dessins d’Egon Schiele.

Les éditions Glénat viennent de lancer Les Grands Peintres, une collection qui devrait compter trente albums dédiés à une histoire de l’art et que Jan van Eyck, Goya et Toulouse-Lautrec inaugurent. Son directeur, Maximilien Chailleux, précise « qu’il ne s’agit pas de biographie, mais d’une narration, d’une histoire autour d’un moment de la vie des peintres, d’un modèle, d’un commanditaire ou d’un tableau. L’album Jan van Eyck met en lumière un artiste faisant les portraits de souverains. Il tenait le rôle de peintre, mais aussi d’espion. Pour Toulouse-Lautrec, sous la forme d’une enquête policière, à la manière des feuilletons du XIXe siècle, le récit plonge dans la folie du Montmartre de l’époque avec des figures hautes en couleurs. Goya évoque l’œuvre du vieux maître reconnu qui s’isole confrontée à la jeunesse… »

Plus surprenant, le monde des mangas avec ses codes stylistiques (lecture de droite à gauche, dessins en noir et blanc, personnages aux grands yeux, planches dignes d’un story-board cinématographique…) n’échappe pas à cette vague. Au Japon, le grand mangaka Shôtarô Ishinomori, disparu en 1998, embrasse magnifiquement dans un pavé de près de 600 pages, l’insensée destinée de Hokusai, le « vieux fou de dessin », coureur de kimono et maître de l’estampe japonaise. Une biographie dessinée traversant les feux et les jeux de l’amour et de la mort, des doutes et des merveilles de la création jusqu’au dernier souffle. Férue de peinture et d’histoire de l’art, la jeune mangaka Hozumi, interloquée lors d’une exposition, en 2010, à Tokyo, présentant des œuvres de Van Gogh, livre une biographie romancée en réinterprétant les relations des deux frères Théo et Vincent. Un succès dans l’Archipel et un prix prestigieux récompensèrent cette audacieuse entreprise. Les superhéros des comics américains ont de quoi s’inquiéter.

Jean Dytar, La Vision de Bacchus, Delcourt, 136 pages, 16,95 €.
Xavier Coste, Egon Schiele, vivre et mourir, Casterman, 72 pages, 18 €.
Dimitri Joannidès et Dominique Hé, Jan van Eyck, Glénat, 56 pages, 14,50.
Olivier Bleys et Benjamin Bozonnet, Goya, Glénat, 56 pages, 14,50 €.
Olivier Bleys et Yomgui Dumont, Toulouse-Lautrec, Glénat, 56 pages, 14,50 €.
Hozumi, Les Deux Van Gogh, Glénat, 384 pages, 10,85 €.

Joann Sfar, Chagall en Russie, Gallimard (deux albums), 64 pages, 15 €.
Jean-Luc Cornette et Flore Balthazar, Frida Kahlo, Delcourt/Mirages, 128 pages, 16,95 €.
François Olislaeger, Marcel Duchamp, Un petit jeu entre moi et je, Actes Sud/Centre Pompidou, 72 pages, 19 €.
Neville Rowley, Julie Birmant et Clément Oubrerie, Pablo, Le Paris de Picasso, Dargaud, 128 pages, 19,99 €.

Maximilien Le Roy et Christophe Gaultier, Gauguin, Loin de la route, Le Lombard, 88 pages, 19,99 €.
Shôtarô Ishinomori, Hokusai, Kana, 592 pages, 15 €.
Milo Manara, Le Caravage, La palette et l’épée, Glénat (parution le 22 avril), 34 pages, 14,95 €. Tome II à paraître en janvier 2016.
Sandrine Revel, Glenn Gould, Une vie à contretemps, Dargaud, 128 pages, 21 €.

Légendes photos
Couverture de La Vision de Bacchus, Jean Dytar
Couverture de Frida Kahlo, Jean-Luc Cornette et Flore Balthazar

Thématiques

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°434 du 24 avril 2015, avec le titre suivant : Les artistes, nouveaux héros de la BD

Tous les articles dans Médias

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque