Société

Débats sur la caricature

Avec Yan Lindingre, Adel Abdessemed, Picha, Ali Dilem, Zoulikha Bouabdellah, Frédéric Pajak et Philippe Geluck

Par Fabien Simode · L'ŒIL

Le 13 février 2015 - 4221 mots

Qu’en est-il de la responsabilité en art et en dessin ? L’artiste, le dessinateur, doit-il se montrer responsable ? Doit-il céder aux pressions ou se censurer ? Où commence et où finit la liberté d’expression ? Après l’attentat contre Charlie Hebdo, ce sont les questions que L’Œil, partenaire des Rencontres du 9e art d’Aix-en-Provence, a posées à des plasticiens, dessinateurs, éditeurs… en s’associant à Fluide glacial, dont les dessinateurs, qui fêtent les 40 ans du magazine, illustrent avec humour ce dossier.

YAN LINDINGRE, DESSINATEUR, RÉDACTEUR EN CHEF DE FLUIDE GLACIAL
On ne peut pas empêcher un dessin de circuler et d’être mal compris

Né en 1969 à Jarny, Yan Lindingre est un dessinateur de presse et de bande dessinée. Enseignant à l’École des beaux-arts de Metz, il est rédacteur en chef de la revue Fluide glacial depuis 2012. Il collabore à Siné mensuel depuis la création du journal.

Quelle est la situation de la caricature, en France. Est-elle en crise ?
Yan Lindingre :
Ce n’est pas la caricature qui est en crise, mais la presse. Il faut se rappeler que Charlie Hebdo était, avant les attentats, dans une situation économique critique. En dehors de la caricature, on peut dire grosso modo que le journal n’intéressait plus grand monde. Qu’est-ce qui s’est passé ? Dans les années 1970, l’humour se consommait d’abord par le papier. La France avait beaucoup de titres de presse satiriques, de dessinateurs et de lecteurs. À l’époque, tout le monde connaissait le nom des politiques et des auteurs : n’importe qui pouvait citer Gotlib, Franquin, Wolinski… Ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Celui qui voulait se marrer allait obligatoirement dans un kiosque à journaux. Puis, l’humour s’est déplacé à la télé, ensuite sur Internet. Parallèlement, l’espace dévolu au dessin dans les journaux s’est réduit, remplacé par la photographie devenue moins chère. De dix à quinze dessins en moyenne publiés dans les magazines généralistes dans les années 1980, nous sommes passés à deux ou trois désormais. Les gens qui veulent rire aujourd’hui se connectent sur Youtube. Résultat : ils savent déchiffrer des vidéos mais ne savent plus lire un dessin. À Fluide glacial, par exemple, nous faisons du dessin d’humour, qui n’est pas du dessin satirique. Mais beaucoup de gens ne savent plus faire la différence entre les deux !

Quelle est la différence entre le dessin d’humour et le dessin satirique ?
Le dessin satirique est un dessin d’humour qui réagit à une actualité, à un personnage… C’est une relecture grotesque de ce qui se passe dans l’actualité. Le dessin d’humour n’est pas nécessairement satirique : il entend seulement faire une plaisanterie de manière complètement détachée de l’information. Certes, l’humour peut avoir une dimension sociétale, mais pas d’actualité. À Fluide glacial, les sujets sont d’ailleurs choisis en dehors des sujets brûlants. A contrario, un dessin d’actualité n’est pas forcément satirique. Dans le Canard enchaîné, par exemple, Wozniak peut dessiner l’actualité sous un angle poétique…

La dernière couverture de Fluide glacial sur le « péril jaune », parue après l’attentat contre Charlie Hebdo, a fait polémique. Comment l’expliquez-vous ?
Je ne m’attendais pas à une telle réaction. Notre couverture sur la Chine n’avait rien à voir avec l’actualité. Il n’y avait même pas plus éloigné de Charlie : un numéro franco-français dans lequel nous nous moquions du regard des Français sur les Chinois, avec une approche totalement surannée du « péril jaune ». Je pensais que l’on comprendrait, en France, que nous faisions référence à la paranoïa des années 1950-1960… Eh bien pas du tout ! On m’a demandé de quel droit Fluide glacial critiquait les Chinois ? Les Chinois se sont emparés de l’affaire, le ministre des Affaires étrangères lui-même a réagi à la couverture… Il faut arrêter, il ne s’agit que d’humour. Et si cet humour ne plaît pas, on peut toujours fermer la revue.

Avec Internet, la liberté d’expression est-elle encore seulement possible ?
La dimension planétaire d’Internet change évidemment tout. Dès que l’on franchit une frontière, même pour un pays francophone, nous ne sommes plus dans la même culture de l’humour. Il est vrai que l’on peut être mal compris, comme nous venons de l’être. Mais il est hors de question d’y penser, ni même d’en tenir compte. Fluide glacial s’adresse à un public français. Un dessin de Houssin, avec sa folie, ne peut être compris que par des Français : il est dans une finesse du verbe qui fait référence à une culture. Traduisez-le en anglais et vous ne comprenez plus grand chose. C’est comme traduire Édika en allemand ! Un dessinateur dessine toujours pour un public. Ensuite, on ne peut pas empêcher un dessin de circuler et d’être mal compris.

Le dessinateur doit-il être quelqu’un de « responsable » ?
À la question « avec quoi ne peut-on pas rire ? », je réponds souvent : avec la mort d’un enfant. Pourtant, dans les années 1980, après l’accident d’un autobus qui a fait plusieurs victimes, Choron a pu se permettre de blaguer : cela parce qu’il ne se moquait pas de l’accident, mais de la presse à scandale qui faisait ses choux gras de ce drame national. On peut donc rire de tout et de n’importe quoi dès lors que l’on décale son regard, et que son intention est bonne. Par ailleurs, je pense qu’un dessinateur qui a du talent reste toujours dans les clous…

La loi est-elle un frein pour un dessinateur ?
La loi peut statuer sur les actes et les mots, plus difficilement sur le dessin. Si vous écrivez ou si vous dites : « Untel est un nazi », vous avez de grandes chances de passer devant la 17e chambre correctionnelle [spécialisée dans les affaires de la presse, ndlr] où vous serez condamné. En revanche, si vous dessinez, comme Cabu, Marine Le Pen faisant le salut nazi, cela devient plus difficile. Un dessin est un raccourci, ce que le texte n’est pas. Il est donc bien plus difficile à cerner. De cela, le dessinateur doit en user et en abuser, comme Willem sait si bien le faire.

Après le 7 janvier, les dessinateurs ne risquent-ils pas de s’autocensurer, par peur ?
Un dessinateur ne doit pas s’autocensurer, il doit en revanche s’autoréguler. Il ne doit se priver de rien à condition que son dessin soit à propos. Mon problème avec les caricatures danoises était qu’elles tombaient, à l’époque, comme un cheveu sur la soupe, comme un « manifeste » contre le Prophète. On peut caricaturer le Prophète, le pape… il faut même le faire, mais à condition de le faire au moment opportun. De mon point de vue, Charlie Hebdo, lui, était plus légitime, car, en reproduisant les caricatures danoises, il défendait le droit des Danois à la liberté d’expression. Charlie réagissait à une actualité qui était : peut-on rire de tout ?
Après, je suis gêné quand le dessinateur tombe dans l’obsession. L’humour ne peut pas être obsessionnel, autrement il devient un humour d’extrême : droite, écolo, etc.

Quelle est la spécificité du dessin d’humour français ?
Le multiculturalisme est fortement présent, je crois, dans le dessin français. Celui-ci a un côté italien dans le grotesque, un côté anglais dans le non-sens de certains dessinateurs (comme Willem), un côté nordique avec Kamagurka… Puis, il y a Vuillemin qui est un « cochon » outrancier plein de tendresse, et Reiser qui est aussi de l’école de l’outrance et de la tendresse. Il y a également Gébé qui est un poète total, Topor qui se situe aux confins de l’art et de la presse… Bref, différentes obédiences cohabitent en France, contrairement aux pays anglo-saxons ou aux pays arabes où les « écoles » sont plus marquées, qui usent, par exemple, davantage de l’allégorie qu’en France.

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ADEL ABDESSEMED, ARTISTE
La seule responsabilité que l'artiste doit respecter est envers son œuvre

Né en 1971 en Algérie, Adel Abdessemed est l’auteur d’une œuvre qui dérange et divise. Dans ses vidéos ou ses sculptures, il montre sans complaisance les atrocités de notre société, avec la ferme volonté de faire réfléchir.

L’artiste doit-il être responsable ?
La seule responsabilité que l’artiste doit respecter est envers sa propre œuvre…

L’artiste a-t-il un rôle à jouer dans les défis posés à la société ?
C’est la société actuelle qui pose des défis à l’artiste, pas le contraire. La vraie vie est absente.

Parfois polémiques, vos œuvres peuvent choquer. Avez-vous un goût pour la provocation ?
Je n’ai aucun goût pour la provocation, mais je me sens comme bombardé par les circonstances
du monde actuel.

Quelles sont vos limites ?
No limit…

L’artiste doit-il tenir compte du pays ou de la culture dans lesquels il expose ?
C’est la culture du pays qui pose des limites, l’artiste est au-delà de tout cela…

Les artistes sont-ils suffisamment mobilisés en faveur de la liberté de créer ?
Je connais beaucoup d’artistes qui parlent toujours de liberté mais qui ne sont, en fait, pas libres du tout.

Avez-vous déjà été inquiété ou menacé pour une œuvre ?
Oui, tout le temps.

Salman Rushdie, Theo Van Gogh, McCarthy, Brett Bailey, Charlie Hebdo… La liberté de créer est-elle en danger ?
J’ai, moi aussi, reçu des fatwas, mais la presse de l’art, particulièrement en France, n’en a jamais parlé. Elle a tendance à mettre en avant des petits sujets domestiques…

Quel type de fatwa avez-vous reçu ?
Qu’est-ce qu’une fatwa ? C’est une condamnation lâche et nomade. Elle se balade partout sans tribunal, à travers les réseaux sociaux… Celle que j’ai reçue concernait les vidéos Don’t Trust Me [qui dénonce l’abattage violent d’animaux, ndlr] et Printemps [qui montre des poulets en feu, ndlr], et la sculpture Coup de tête (Zidane), lors de mon exposition au Qatar…

La liberté de création est-elle aussi en danger du fait du manque d’engagement de la presse et du milieu de l’art ?
Bien sûr que non. Et je suis toujours effaré de voir la facilité avec laquelle on nous range dans une catégorie excluante : une partie d’un enclos pour artiste égyptien, tunisien, syrien, etc. Une sorte d’inculture de la communication sans détermination politique… Un refoulement, un déni… Je ressens cette incapacité du milieu culturel et médiatique à recevoir, comprendre, s’élargir. La France fait comme si les plus créateurs étaient un corps étranger. Je ne me considère pas comme un corps étranger. Nous sommes tous composés d’éléments puissants, c’est cela qui fait l’art.

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PICHA, RÉALISATEUR
Les gens doivent aussi apprendre à lire Internet


Né en 1942 à Bruxelles, Picha est dessinateur, scénariste et réalisateur de dessins animés et de films. Il a travaillé entre autres pour La Libre Belgique, Hara-Kiri, New York Times et le Matin de Paris. En 1972, il réalise avec Benoît Lamy le documentaire Cartoon Circus (C’est pas qu’un film cochon) et, en 1975, La honte de la jungle. Aujourd’hui, Picha se consacre à la peinture.

Les interdits envers le clergé étant tombés, l’esprit Charlie Hebdo doit-il perdurer ?
On ne peut pas comparer, l’époque n’est plus la même. Mais je pense qu’un journal qui referait Hara-Kiri et le Charlie Hebdo de Cavanna aujourd’hui serait interdit. La société ne supporte plus d’être dérangée.
À l’époque, mélanger le christianisme et le cul m’a fait mettre sur liste noire en Belgique. La télévision d’État ne diffusait plus mes films, notamment parce que j’avais publié un dessin dans lequel je ridiculisais le nonce de Malines, ce qui avait déplu à l’archevêché.

Le dessin est-il source d’ennuis ?
Siné a réinventé le dessin politique avec la guerre d’Algérie, mais cela lui a valu de gros ennuis, il s’est fait plastiquer son appartement ! Ses dessins dérangeaient. À l’époque, nous recevions beaucoup de lettres d’insultes, ce qui nous démontrait que nous étions sur la bonne voie. En général, les insultes sont plus honnêtes que les applaudissements.

L’humour est-il culturel ?
Oui. Dans les années 1970-1980, on s’adressait d’abord à sa propre culture. Maintenant, avec Internet, les cultures débordent par curiosité. Je peux comprendre que l’humour choque ailleurs, mais les gens doivent aussi apprendre à lire Internet, à être choqués par ce qui n’est pas leur pensée. Autrement, il ne faut pas se connecter à Internet.

Auriez-vous dessiné Mahomet ?
Non. Après le 7 janvier, j’ai eu un dessin en tête. Il ne représentait pas Mahomet mais la manifestation : on y voyait des manifestants tenant la pancarte « Je suis Charlie » avec, au milieu, une pancarte « Je suis Hebdo ». J’aurais écrit : « Cherchez le Belge ». Ma critique serait davantage allée vers la foule.

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ALI DILEM, DESSINATEUR
Imaginez ce que serait notre métier si on devait tenir compte de toutes les sensibilités
Né en 1967, Ali Dilem est un dessinateur algérien dont on peut voir les caricatures dans le quotidien algérien Liberté et sur la chaîne de télévision française TV5Monde. Ses dessins lui ont valu une cinquantaine de procès et des condamnations à de la prison ferme (neuf années cumulées).

Les artistes algériens ont-ils droit au blasphème ?
Ali dilem La réponse est clairement non ! La constitution algérienne garantit la liberté d’expression mais, en 1990, la religion a quitté ce champ de liberté. En 2001, un amendement à la constitution, auquel mon nom a été accolé, restreint encore cette liberté en prévoyant que toute atteinte aux « autorités de l’ordre public » est punissable d’une peine de prison et d’amendes. La charia (« loi islamique ») n’est officiellement pas appliquée en Algérie, un pays où presque 100 % de la population est musulmane, mais se convertir au christianisme ou ne pas jeûner pendant le ramadan est passible de prison. Alors dessiner le Prophète…

Où commence et où finit la liberté d’expression du caricaturiste ?
La liberté d’expression du dessinateur n’a pas de début, si ce n’est qu’elle commence avec le premier coup de crayon. Quant à ses limites, la réponse est tout à fait relative selon les cieux sous lesquels on travaille et selon les époques, personne n’étant naturellement contre la liberté d’expression ou plutôt « sa » liberté. Il y a encore peu de temps, on ne dessinait dans un journal qu’à destination de lecteurs consentants. Aujourd’hui, avec la globalisation de l’information, nos dessins peuvent maintenant tomber sous les yeux de personnes d’une autre culture, avec d’autres convictions et une autre compréhension de l’humour. Malheureusement, hors de son support ou de sa sphère, le dessin n’a plus de contexte et peut être incompris – on ne peut pas tous rire de la même chose. Au-delà de la pertinence du dessin, la question qui se pose alors, plus que la limitation de la liberté d’expression, est celle de la responsabilité : « Est-ce que je peux faire ce dessin si, à l’autre bout du monde, des gens meurent à cause de lui ? » Pour autant, je refuse le manichéisme qui voudrait que ceux qui dessinent le Prophète soient plus courageux, et que ceux qui ne le font pas soient plus responsables. Mais je ne peux m’empêcher de me dire que je ne suis qu’un dessinateur, un grand enfant qui s’amuse avec des bonhommes, pour citer Luz. Sans satire, sans démystification, sans grimace, sans ridicule, sans exagération, la caricature n’existe pas. Imaginez ce que serait notre métier si on devait tenir compte de toutes les sensibilités !

Quels « interdits » vous imposez-vous, si vous vous en imposez ?
Je ne crois pas m’en imposer, mais je ne peux pas être complètement imperméable à certaines menaces. Quand j’ai commencé à dessiner dans la presse algérienne, en 1989, il était inimaginable de croquer les autorités politiques et militaires. Puis nous avons vécu une espèce de printemps qui a un peu contribué à désacraliser le pouvoir, avant que l’hiver ne nous rattrape brutalement. Mon premier dessin de Chadli Bendjedid [président de la République de 1979 à 1992, ndlr] a provoqué un réel séisme. Dans les années 1990, de nouveaux tabous sont apparus. À l’époque, une simple main sortant du ciel a déclenché l’ire des fondamentalistes ; un autre dessin fait après une bousculade qui avait entraîné la mort de plus de deux cents pèlerins à La Mecque m’a valu une fatwa énoncée pendant le prêche du vendredi diffusé à la télévision et soutenue par le ministre de l’Intérieur de l’époque, ce qui valait condamnation à mort. Pendant cette « décennie noire », j’ai dessiné les massacres, mais je n’ai jamais jusqu’à aujourd’hui dessiné la nudité. Les « barbus » patibulaires, bêtes et ahuris, souvent accompagnés de leur femme entièrement voilée, sont très présents dans mes dessins, mais je ne peux représenter Dieu ou le Prophète. C’est si évident que je ne me demande même plus qui, ou ce qui, me l’interdit… Mais je  sais que si je le faisais, ce serait mon dernier dessin, et je n’ai franchement pas envie d’arrêter de dessiner maintenant !

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ZOULIKHA BOUABDELLAH, ARTISTE
La transgression doit se faire par petites touches

Née en 1977 à Moscou, Zoulikha Bouabellah est une artiste franco-algérienne vivant au Maroc.
En janvier, son installation Silence (2008) a fait grand bruit lors de l’ouverture de l’expo « Femina » au Pavillon Vendôme de Clichy-la-Garenne.

Quelles doivent être (ou pas) les limites d’expression d’un artiste ?
Je suis pour la liberté d’expression, mais je ne suis pas une adepte de la provocation pure. Faire évoluer les mentalités implique, pour reprendre la pensée d’Yves Michaud, de repousser les « limites invisibles » avec pertinence, tact et parcimonie. Exposer des nus en Arabie Saoudite ou présenter des portraits du Dalaï-Lama en Chine serait reçu comme une insulte et ne mènerait à rien. Ce serait inaudible. C’est pourquoi, à mon sens, la transgression doit se faire par petites touches, avec intelligence et toujours dans l’idée de créer les conditions d’un dialogue.

La liberté d’expression ne risque-t-elle pas, à son tour, d’être instrumentalisée ?
Clairement, oui. Il suffit de voir comment certains élus censurent des œuvres, et cela même après la marche du 11 janvier, qui a pourtant fait du respect de la liberté d’expression le premier combat de la République. Je pense ici notamment au film Timbuktu, qui est tout sauf provocant et dont la déprogrammation a été réalisée en dépit du bon sens. Ces décisions injustifiées, qui ne sont rien d’autres que des censures préventives, ne peuvent que nourrir les amalgames. Les élus qui pratiquent ces censures oublient que leur rôle est de promouvoir le dialogue et de créer les conditions de l’échange et du débat.

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FRÉDÉRIC PAJAK, ARTISTE ET ÉDITEUR
La liberté d'expression doit aller avec la société

Né en 1955 à Suresnes, Frédéric Pajak est artiste, écrivain et éditeur. Ancien dessinateur de presse, il a été rédacteur en chef de L’Imbécile de Paris. Auteur du Manifeste incertain, dont le 3e tome a reçu le Prix Médicis essai en 2014, il est également l’éditeur des Cahiers dessinés qui ont édité Siné, Topor, Gébé, Cardon… et, en janvier dernier, Chaval.
Frédéric Pajak est actuellement le co-commissaire d’une exposition consacrée aux « Cahiers dessinés »à la Halle Saint-Pierre, à Paris (jusqu’au 14 août 2015).

Avant le 7 janvier, preniez-vous les menaces d’attentat au sérieux ?
Frédéric Pajak : Totalement. À l’époque de la publication des caricatures danoises, j’éditais un journal satirique intitulé L’Imbécile de Paris. Je m’étais exprimé dedans contre les caricatures qui étaient, du point de vue graphique, de mauvais dessins. Je n’étais d’ailleurs pas pour cette provocation. Les fondateurs de Charlie Hebdo étaient des non-violents convaincus. Le problème est qu’en Occident nous avons une longue tradition de la caricature du clergé, de Dieu et de Jésus-Christ. Nous vivons dans l’image : Jésus-Christ est représenté partout dans nos églises, ce qui n’est pas le cas pour les musulmans. C’est une différence fondamentale, et nous ne pouvons pas passer outre. Je pense aux pamphlets de Luther qui dénonçaient le pape en le traitant « d’étron du diable », et aux gravures scatologiques de Cranach : ces dessins étaient dignes de ce que l’on fait aujourd’hui. Or cette tradition de la caricature vient d’une longue histoire, qui a été aussi permise par la philosophie, la littérature, etc., et qui a engagé nos sociétés dans la laïcité. En France, nous sommes pour la laïcité, mais nous ne sommes pas pour l’athéisme, ce n’est pas la même chose. Qu’est-ce qui est juste, qu’est-ce qui ne l’est pas ? C’est un débat sans fin mais qui, je l’espère, aura lieu.

Ce que l’on se permet avec le christianisme, nous ne devrions donc pas le faire avec l’islam…
Comme avec beaucoup d’autres choses. Nous avons aussi une longue tradition du dessin antisémite qui est interdit aujourd’hui. Hitler = SS, le livre de Vuillemin et Gourio publié à l’époque dans Hara-Kiri, a été sanctionné. Le livre allait loin en se moquant des chambres à gaz, j’étais d’ailleurs très choqué par ces dessins. J’ai été dessinateur de presse, et je sais qu’à un moment le dessinateur glisse dans le surmoi, qu’il est emporté par son dessin. Lorsqu’il se situe dans la provocation, il cherche donc toujours à aller plus loin. Il faut pourtant toujours se souvenir à qui l’on a affaire.
Le fanatisme religieux n’est pas notre adversaire principal. Nous sommes sans doute notre premier adversaire. Sommes-nous, par exemple, capables de faire une véritable démocratie ? Car, en France, beaucoup de gens n’ont pas la parole, notamment les Roms ! Nous devrions donc commencer à balayer devant notre porte avant d’aller le faire devant celle d’imams fanatiques. C’est dur de dire cela et, évidemment, je suis partagé. Je connaissais bien Tignous, un peu Charb, j’admirais énormément le dessin d’Honoré ; j’ai été élevé aux dessins de Cabu et de Wolinski. Je suis touché par ce qui s’est passé, mais je ne suis pas forcément d’accord avec Charlie Hebdo qui est devenu un journal militant.

Qu’est-ce que les Gébé, Cabu, Wolinski, Reiser et les autres ont apporté à la caricature après Daumier, Philipon, Bofa… ?
Ils ont renouvelé le dessin en inventant la chronique dessinée. Toutes les semaines, chacun montrait sa vision du monde, exprimait son propre monde. Aujourd’hui, l’esprit a considérablement changé : la presse ne publie plus que des petits dessins, partout, avec un court phylactère. Il ne s’agit d’ailleurs plus de dessins mais de « blagues ». J’ai arrêté de dessiner à cause de cela : j’étais fatigué de représenter François Mitterrand ! Les dessins d’aujourd’hui n’ont plus rien à voir avec la qualité des dessins publiés dans L’Assiette au beurre, qui était un journal violent, anarchiste, mais fait par de grands dessinateurs et par des peintres. Pour moi, Cabu a été, au départ, le successeur de L’Assiette au beurre.

Y a-t-il encore, en France, des journaux satiriques ?
Il n’y a plus de journaux où c’est le dessin qui parle d’abord. Il n’y a plus de place pour le dessin qui est devenu subalterne dans les rédactions. Même quelqu’un comme Cardon, qui est un grand dessinateur, est contraint par un petit espace ; il est châtré. Topor, sur lequel j’ai fait un livre de ses dessins de presse, ne pourrait plus paraître aujourd’hui, comme Steinberg ! En France, nous avons perdu la tradition du dessin. Même Le Canard enchaîné n’est pas un journal dessiné.

La caricature est-elle en crise ?
Elle n’est pas en crise, mais elle se répète. Sans être minimaliste – il y a des dessinateurs minimalistes absolument magnifiques –, elle est dans le langage minimum. Elle se copie souvent un peu, dessine les mêmes Hollande, les mêmes Sarkozy… D’ailleurs, c’était souvent Cabu qui donnait le ton, car, en plus d’être un grand dessinateur, il a été un grand caricaturiste. Mais je préfère au mot « caricaturiste » celui de « dessinateur », moins restrictif. Certains dessinateurs, comme Daumier, font de la caricature, mais ils ne font pas que cela.

L’« esprit Charlie Hebdo » est-il encore concevable aujourd’hui ?
Je trouve un peu dommage que cet esprit de pointage tente de perdurer. Choron avait sonné le glas de quelque chose, en allant à son bout. Pour moi, il y a autre chose à inventer dans le dessin.

Qui sont, à l’heure actuelle, les plus grands dessinateurs de presse ?
Pour moi, Willem est aujourd’hui, et de loin, le meilleur. J’aime beaucoup ses dessins dans Libération. Il utilise le dessin, trouve toujours une astuce. El Roto, qui dessine dans El Pais, est aussi un très grand dessinateur ; un minimaliste, mais un minimaliste de génie. Martial Leiter, aussi… Il y a, comme cela, une quinzaine de très grands dessinateurs que l’on ne verra pas en France où ils seraient bâillonnés, non pas parce qu’ils critiqueraient l’islam, mais parce qu’on ne leur donnerait pas la place pour s’exprimer.

Pourriez-vous publier un livre sur les caricatures du Prophète ?
Je ne l’ai pas publié avant, je ne vois pas pourquoi je le ferais aujourd’hui. La liberté d’expression doit aller avec la société. Évidemment, je suis, dans l’absolu, pour la liberté d’expression. Mais je ne suis pas non plus pour que Faurisson [Robert Faurisson est un militant négationniste français, ndlr] s’exprime dans les écoles. Nous devons avoir des limites : le crime, l’inceste… Et ce sont ces limites qui font une société, même si elle est mauvaise. L’interdit existe aussi dans nos sociétés. Il n’est pas possible de faire l’apologie du viol d’enfants, par exemple. Certaines choses sont insupportables. Dans le prochain Manifeste incertain, je m’expliquerai d’ailleurs sur ce sujet. Le titre du livre sera : La Liberté obligatoire.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°677 du 1 mars 2015, avec le titre suivant : Débats sur la caricature

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