Livre - Préhistoire

Entretien

Jean-Loïc Le Quellec : « Le statut d’artiste était en place dès le Paléolithique récent »

Par Élisabeth Santacreu · Le Journal des Arts

Le 12 mars 2023 - 1905 mots

L’anthropologue, préhistorien et mythologue, spécialiste de l’art rupestre saharien, s’est fondé sur les recherches qu’il mène depuis plus de trente ans pour définir le cadre culturel dans lequel ont été ornées les grottes.

Jean-Loïc Le Quellec. © Bruno Hamon, 2019
Jean-Loïc Le Quellec, anthropologue et préhistorien.
© Bruno Hamon, 2019

Une édition revue et augmentée de L’Homme de Lascaux et l’énigme du puits et le monumental La Caverne originelle sont parus en 2022. Dans ces ouvrages, Jean-Loïc Le Quellec livre une analyse rigoureuse des images paléolithiques à notre disposition pour conclure à l’impossibilité de connaître la signification de chacune d’elles, mais aussi pour démontrer qu’elles ont un socle commun, un mythe qui s’est répandu à travers le monde avec Homo sapiens sapiens, notre espèce.

Dans L’Homme de Lascaux…, vous vous intéressez à une seule image. Quelle est-elle ?
Il s’agit de la célèbre « scène du puits ». L’une des questions qui se posent est d’abord de déterminer s’il s’agit réellement d’une scène. Je fais l’inventaire des commentaires de préhistoriens et de poètes qu’elle a suscités. On y voit notamment un bison, un oiseau, un personnage et un rhinocéros. Or, si on fait abstraction des analyses récentes qui ont prouvé que ces éléments n’ont probablement pas été peints au même moment, toutes les interprétations peuvent être assez convaincantes, tout en étant contradictoires, ce qui pose un problème de fond. Je n’ai rien contre l’interprétation ni contre la rêverie poétique à partir d’une image, au contraire ! Ce qui me dérange, c’est qu’une rêverie poétique soit présentée comme l’équivalent ou le résultat d’un travail scientifique.

La « Scène du puits » de la grotte de Lascaux. © Dan Courtice, 2017
La « Scène du puits » de la grotte de Lascaux.
© Dan Courtice, 2017

N’y a-t-il pas un grand nombre de présupposés à propos de ces images et de leurs peintres ?
Il y a beaucoup de prénotions, dont nous sommes tous victimes et qui infusent toute notre culture. Les « primitifs », et cela vaut aussi pour tous les discours sur les arts premiers, seraient supposés être plus près de la nature et cela pourrait se voir dans leur production. En fait, ils sont aussi cultivés que nous, ils n’ont simplement pas la même culture et ne sont pas plus « premiers » ni « peuples racines » que nous. Qu’on le veuille ou non, on considère forcément les hommes préhistoriques comme des « primitifs », même quand on les admire. On les imagine dans un monde très dangereux peuplé de bêtes féroces et on les voit un peu simplets, démunis. Ou bien on pense que, pour eux, tout était symbole. C’est l’Homo symbolicus de Mircea Eliade qui aurait disparu avec la modernité selon les uns, avec l’irruption du christianisme selon d’autres. Les « primitifs » auraient le symbole dans la peau. Mais nous aussi, nous vivons dans une forêt de symboles !

La première partie de La Caverne originelle… constitue un important travail scientifique d’analyse des images. Quelle a été votre démarche ?
J’ai commencé à m’interroger parce que je lisais très souvent des commentaires d’œuvres, soit picturales soit poétiques, faisant appel à la notion d’archétype. J’ai donc lu les textes de Carl Gustav Jung, puisque c’est lui qui a lancé cette interprétation moderne du terme « archétype », et je me suis aperçu qu’il n’en donne aucune définition. Plus jamais je n’utiliserai cette notion, pour n’importe quelle interprétation que ce soit ! C’est le point de départ de ma démarche qui consiste, tout en préservant le plaisir de contempler les œuvres, à développer parallèlement une approche rationnelle. La « morale » de L’Homme de Lascaux est qu’il est inutile d’essayer d’interpréter une image dont on ne connaît pas le contexte. Le questionnement de La Caverne originelle est : ne pourrait-on pas essayer de retrouver les grandes conceptions-cadres, la façon de voir le monde de l’époque et des cultures au sein desquelles les cavernes ont été ornées ?

Vos recherches vous mènent au mythe de l’Émergence primordiale – selon lequel les hommes et les animaux ont d’abord vécu sous terre avant d’accéder à la surface en passant par une caverne. Comment avez-vous procédé ?
C’est le résultat d’une démonstration. La première interrogation était : qu’y avait-il d’assez important pour justifier de s’intéresser particulièrement aux cavernes et d’y représenter principalement des animaux ? S’agissant du cadre mythique dans lequel les artistes se sont exprimés, l’argument classique est de dire que retrouver les mythes de la préhistoire est impossible. Or, en mythologie comparée, on a construit des outils qui permettent de remonter dans le temps et de retrouver des mythes disparus. L’idée était d’utiliser ces outils pour tenter de retrouver un mythe fondateur anthropogonique, c’est-à-dire expliquant l’origine des humains. En démontrant que le grand mythe anthropogonique du Paléolithique récent racontait une histoire de caverne avec des animaux à l’intérieur, il devenait extrêmement probable que ce soit pour cette raison que les artistes ont pénétré dans les grottes pour y dessiner des animaux.

Et quel était leur but ?
C’est la deuxième question. Pour moi, la réponse est que le cadre conceptuel est celui d’une création continue et non unique comme dans notre culture occidentale moderne. Dans bien d’autres cultures, on considère que la création continue tout le temps et il faut aider le monde à continuer à vivre et notamment à produire toujours des animaux. Les êtres humains retournent dans la grotte originelle et se livrent à des rituels relançant le processus créatif : des feux, des chansons, des danses. L’un des rituels est un geste que nous considérons comme artistique, consistant à dessiner des animaux sur les parois pour susciter leur apparition et faire que, de nouveau, ils sortent de la caverne.

Comment expliquer que ces images se trouvent dans des endroits où elles sont invisibles ?
Dans la majorité des cultures du monde, les œuvres n’importent que par le moment de leur création et pas pour un résultat qu’on va contempler ensuite. Nos performances contemporaines sont proches de cela, puisque c’est l’acte de création, l’action et le moment qui comptent. Ensuite, le résultat est conservé ou pas, et l’on ne va pas forcément en jouir esthétiquement, parce que le moment important est passé. 

Vous écrivez que les artistes venaient dans la grotte rendre apparent ce qui était déjà là. Cela explique les emplacements parfois difficiles d’accès des œuvres ?
Oui, c’est une chose sur laquelle les spécialistes sont d’accord. Il est manifeste que les modelés naturels de la roche, les fissures, les creux, les bosses, inspirent l’interprétation. C’est ce qu’on appelle la paréidolie : dans les reliefs de la paroi, l’esprit humain voit spontanément soit un animal soit un personnage, une ébauche qu’on pourrait rendre parlante par une intervention minimale. Et l’on s’aperçoit que, très souvent, les humains préhistoriques se sont contentés de quelques traits pour qu’une irrégularité de la roche qui évoquait un mammouth ou un bison devienne criante de vérité. Ils se promenaient dans les grottes avec des lampes à la lumière un peu vacillante et, quand on fait bouger les ombres, on voit que non seulement on suscite l’apparition d’animaux, mais qu’on les rend aussi vivants. 

Trouve-t-on des œuvres incontestablement dues à des mains débutantes ?
D’abord, cela n’avait sans doute pas beaucoup d’importance pour l’artiste que ce soit « raté » ou « réussi » d’un point de vue naturaliste. Au XXe siècle, Henri Breuil racontait l’histoire d’un art rupestre qui naît, se développe, vire quasiment à l’art pompier puis, en déclinant, devient abstrait et décadent. Ce schéma a laissé de beaux restes, mais il est faux. Les artistes préhistoriques témoignent d’un savoir-faire remarquable, résultant manifestement d’un apprentissage. Il y a très peu de repentirs – et encore, il faudrait prouver qu’il s’agit bien de repentirs. Cela suppose une sûreté de main au-dessus de la moyenne. L’aspect technique de la peinture s’apprend aussi. Il fallait préparer les couleurs : grâce à des analyses, on s’est aperçu que des liants étaient utilisés, qu’il y avait des charges, qu’on est en présence de recettes. Et puis, pour peindre dans une grotte après avoir marché plusieurs centaines de mètres, voire des kilomètres, il faut avoir pensé dès le départ à ce qu’on allait y faire et avoir apporté le nécessaire. Il fallait trouver les pigments, et il y en a de diverses qualités. Lorsqu’on utilise de la goethite, un ocre jaune qui contient du fer, et qu’on la chauffe, elle s’oxyde et devient orange, puis orange foncé, puis rouge, rouge vif, rouge violacé, violet puis enfin noir. Cela ne tombe pas sous le sens, il faut l’avoir appris. Pour la réalisation de la peinture, en dehors de la préparation de la matière, les artistes ont utilisé des tampons, des caches, des pinceaux. Certaines mains négatives ont été faites avec des vaporisateurs qui ont été forcément fabriqués en amont. 
Beaucoup d’indices nous montrent que ce ne sont pas des gens qui se mettaient par hasard à faire un dessin. Il existait forcément des sortes d’écoles, parce qu’il y a un apprentissage technique complexe et un apprentissage graphique qui prend du temps. Pendant qu’ils travaillaient à dessiner sur des surfaces qui ont disparu – ils pouvaient s’exercer sur du cuir, des écorces, beaucoup de supports dont nous n’avons aucune trace – ces gens ne faisaient pas autre chose. Donc on tolérait que certains passent du temps à apprendre à dessiner des bisons au lieu de les chasser. Cela nous en apprend beaucoup sur ce type de société et la place qu’y tenaient ce que nous appelons aujourd’hui des artistes. Le statut d’artiste, puisque c’est de cela que l’on parle, était bien en place dès le Paléolithique récent.

Mains peintes sur les parois de la grotte de las Manos, Santa Cruz, Argentine. © Pablo A. Gimenez, 2012, CC BY-SA 2.0
Mains peintes sur les parois de la grotte de las Manos, Santa Cruz, Argentine.
Photo Pablo A. Gimenez, 2012

Votre livre incite à regarder autrement. Vous dites qu’une image peut se lire à 360° comme au puits de Lascaux, qu’elle peut n’être absolument pas plane, etc. Était-ce évident pour vous ?
Il faut se déprendre de nombre d’habitudes de regard. J’ai pris conscience que nous voyons toujours les images dans des cadres et que notre regard est erroné de ce point de vue, notamment pour qualifier ce qui est une scène, par exemple. En prenant une photo, un relevé, je ne peux pas y échapper. La lumière aussi est importante. Il m’est arrivé, au Sahara, de passer devant une toute petite œuvre, un petit anthropomorphe que je revois encore parce que je l’ai trouvé absolument magnifique. En voulant le montrer à quelqu’un d’autre très peu de temps après, je n’ai pas pu le retrouver. La visibilité des œuvres est tellement dépendante de l’éclairage que celles qui vous sautaient à la figure un instant avant deviennent quasiment invisibles. Quand cela arrive, on prend une sacrée leçon.

Henri Breuil parlait de l’art abstrait des cavernes comme d’une dégénérescence. Que peut-on en dire aujourd’hui ?
En ce qui concerne Lascaux, on s’extasie sur les peintures reproduites dans tous les livres, mais la majorité des œuvres sont des gravures qu’on ne montre pratiquement jamais. Certaines sont naturalistes, dessinées comme de l’eau-forte avec des traits très fins. Mais la majorité sont des tracés abstraits, dans la mesure où l’on est incapable d’y reconnaître rien de concret. C’est ce que les préhistoriens appellent des signes – et je suis un peu réticent sur ce terme. Pour moi, il n’y a pas du tout de passage à l’abstrait. Cela existe depuis toujours et, selon les périodes ou les cultures, on adopte davantage une esthétique de la représentation ou une autre que nous qualifions d’abstraite – les deux coexistant souvent au sein d’une même culture. 

Si des écoles d’artistes ont existé pendant au moins 20 000 ans, n’y a-t-il pas encore des milliers de grottes ornées à découvrir ?
C’est très possible ! Nous avons un corpus d’un peu plus de quatre cents grottes ornées. Il est évident qu’il ne s’agit que d’une partie de ce qui existe, mais nous ignorons même si cette partie est représentative. Peut-être, comme cela a été le cas pour la grotte Chauvet, va-t-on découvrir demain une caverne qui mettra à bas tout ce qu’on croyait savoir. 

écrits de Jean-Loïc Le Quellec

L’Homme de Lascaux et l’énigme du puits, troisième édition revue et augmentée, éd. Tautem, 2022, 135 pages, 15 euros

La Caverne originelle, éd. La Découverte, 2022, 888 pages, 35 euros.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°606 du 3 mars 2023, avec le titre suivant : Jean-Loïc Le Quellec : « Le statut d’artiste était en place dès le Paléolithique récent »

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