Photographie

L’économie des images à l’heure de leur envahissement

Par Christine Coste · Le Journal des Arts

Le 27 février 2020 - 890 mots

Les images ont inondé le monde, dans la sphère publique et privée, sur Internet et les réseaux sociaux. Cette surproduction incessante pose des questions économiques. « Le supermarché des images », au Jeu de paume, incite les visiteurs à y réfléchir, non sans difficultés.

Paris. En 2017, Peter Szendy publiait Le Supermarché du visible, essai d’iconomie [pour économie de l’image], aux Éditions de Minuit. C’est après la lecture de cet ouvrage que Marta Gili lui passe commande d’une exposition pour le Jeu de paume.

Le pari de l’ex-directrice de l’établissement était risqué, car le professeur en humanités et en littérature comparée de l’Université Brown, aux États-Unis, n’avait jamais réalisé d’exposition, ni élaboré sa réflexion à partir de ce qu’a pu produire l’art contemporain. C’est plutôt du côté du cinéma que Peter Szendy a puisé ses références, notamment chez Jean-Luc Godard et Robert Bresson. Mais les réflexions du philosophe sur la vie des images, enjeu de cette iconomie, se révélent passionnantes dans l’analyse et le décryptage des mutations en cours dans la circulation, les échanges et la marchandisation des images. Peter Szendy a été accompagné dans son commissariat par l’historien de l’art et philosophe Emmanuel Alloa et par Marta Ponsa, responsable des projets artistiques et de l’action culturelle au Jeu de paume.

L’exposition « Le supermarché des images » n’est pas une adaptation du Supermarché du visible, mais une opportunité pour le philosophe d’élargir le livre à la fois sur les dimensions matérielles et écologiques de la circulation des images à l’ère de l’immatériel, mais aussi sur les dimensions humaines et politiques qu’induisent – comme nouvelle typologie de travail et d’exploitation – ces trois milliards d’images partagées chaque jour sur les réseaux sociaux. En témoignent le texte de Peter Szendy et les différentes contributions du catalogue. Leur lecture interroge d’ailleurs sur la capacité de l’exposition à rendre compréhensible ce paradigme et ses divers référents philosophiques.

« Soulèvements » de Georges Didi-Huberman au Jeu de paume, en 2016, avait montré la difficulté d’une exposition à rendre clair et accessible un propos de philosophie politique. « Le supermarché des images » n’échappait pas au risque de perdre à son tour le visiteur, voire de le noyer, compte tenu de la densité du contenu et de la diversité des œuvres. C’est en partie vrai.

Un parcours clair et didactique

L’exposition a le mérite d’être claire, découpée en cinq sections – « Stock », « Matières premières », « Travail », « Valeurs » et « Échanges » – ; chacune a trait à un des éléments du circuit que cette économie génère. Les titres sont simples et les textes introductifs concis et didactiques. Les références philosophiques de cette économie des images – de Karl Marx, Walter Benjamin à Gilles Deleuze, Félix Guattari, Marie-José Mondzain et Jean-Joseph Goux à l’origine du terme « iconomie » – sont réservées au catalogue.

La scénographie aérée, signée MBL Architectes, délimite au mieux la teneur de chaque section parfaitement identifiable, et répartie sur les deux niveaux du Jeu de paume. On ne se sent pas submergé par la quarantaine d’œuvres sélectionnées convoquant une multidisciplinarité là encore fort bien orchestrée dans ses dialogues.

Dans la section « Valeurs », Unfinished - Cash machine de Sophie Calle (1991-2003), installation de 127 tirages et d’une vidéo, nées des images de surveillance d’un guichet automatique d’une banque, côtoie le Gant blanc de Máximo Gonzáles (2005), confectionné à partir de bordures de billets n’ayant plus cours, et les lignes d’algorithmes boursiers du collectif d’artistes Rybn.org régies par le calendrier lunaire ou des marées (ADM XI, 2015). Les œuvres « au croisement d’images de cette économie et de cette économie des images » interpellent fleurant le détournement subversif et poétique. Dans la section « Travail », certaines pièces témoignent des situations d’asservissement de cette iconomie, telle la vidéo de Martin Le Chevallier sur les clickworkers qui, d’un continent à l’autre, vendent des like par paquets de mille (Clickworkers, 2017).

Mais une exposition exigeante

Le livret remis aux visiteurs accompagnent chaque œuvre de longs textes explicatifs, riches en informations. Pourrait-elle être vue sans ? Pour la plupart non, à commencer par l’installation Since You Were Born de l’artiste américain Evan Roth (2019-2020, voir ill.) dès le hall d’entrée aux murs et plafonds entièrement tapissés d’images Internet stockées dans son « cache web » depuis la naissance de sa seconde fille en 2016, ou encore de l’installation vidéo The Pirate Cinema du collectif parisien Disnovation.org (2012) en conclusion du parcours, projection sur trois écrans en temps réel de films piratés lors de leur projection et diffusés grâce au peer-to-peer (pair-à-pair).

« Le supermarché des images » est indéniablement une exposition exigeante pour le visiteur autant par la concentration qu’elle requiert que par le temps nécessaire pour voir ce qui se dit d’œuvre en œuvre. Elle n’en est pas moins prégnante. Le désir d’introduire une perspective historique pour chaque section, comme les « tables analytiques » de Kazimir Malévitch dans la section « Stock », rajoute toutefois une strate de données et de questionnements qui déroute parfois la lecture.

« Je ne pense pas qu’une exposition doit donner une leçon ou être un discours, un réquisitoire, une démonstration ou un état des lieux », estime Peter Szendy quand on l’interroge sur l’enjeu de cette exposition. « Elle n’en prend pas moins position sur l’impact humain, économique et sociétal de l’économie des images. Si l’expression d’une exposition philosophique peut lui être adjointe, ce serait dans sa définition la plus ancienne du terme, à savoir la capacité de s’étonner de cette iconomie. » Cela ne fait aucun doute.

Le supermarché des images,
jusqu’au 7 juin, Jeu de paume, 1, place de la Concorde, 75008 Paris.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°540 du 28 février 2020, avec le titre suivant : L’économie des images à l’heure de leur envahissement

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