Art contemporain - Livre

ENTRETIEN

Ai Weiwei : « L’Allemagne évite d’aborder les violations des droits de l’homme en Chine »

Par Christine Coste · Le Journal des Arts

Le 17 septembre 2020 - 1253 mots

En septembre 2017, le film Human Flow d’Ai Weiwei était présenté en compétition à la Mostra de Venise.

Deux ans après la sortie de ce long documentaire sur la condition des réfugiés dans le monde, l’artiste chinois publiait en Allemagne Manifest Ohne Grenzen[Manifeste sans frontières]. La parution aujourd’hui chez Actes Sud de la traduction française, sous le titre Dans la peau de l’étranger, en guise de manifeste, fait entendre ses propres réflexions sur cette situation à travers ce que la réalisation du film lui a permis d’appréhender, mais aussi à travers sa propre expérience de l’exil.

Pourquoi avoir écrit ce manifeste après Human Flow ?

Human Flow est un film, mais aussi un processus qui m’a amené à étudier la politique internationale actuelle. J’ai été confronté à beaucoup de questions que je n’avais jamais imaginées quand je vivais encore en Chine, où j’ai été détenu pendant plusieurs années. J’ai visité plus de quarante camps de réfugiés et réalisé plus de six cents entretiens pendant le tournage. J’ai compris que j’avais tant à dire sur mon expérience que j’ai rassemblé mes réflexions sur l’humanité et écrit ce livre.

Vous datez vos débuts dans l’écriture en 2005. « Débute alors une ère nouvelle, celle du discours écrit », dites-vous. Que vous a apporté l’écriture de ce livre ?

En tant que fils de poète, je considère l’écriture comme la forme la plus élevée du comportement de l’homme, liée à la pensée et à la conscience humaines. En 2005, j’ai commencé à écrire sur Internet. Depuis, j’ai écrit plus d’un million de mots sur mon compte twitter, mon blog et mon micro-blog Sina. L’expérience a été bouleversante. En Chine, nous n’avons jamais eu de liberté d’expression ; il est impossible pour un individu d’exprimer ses pensées. Ce livre est la continuation de cet effort.

À quel moment de votre vie avez-vous pris conscience que vous étiez un réfugié ?

Le mot « réfugié » ne m’était jamais venu à l’esprit bien que je sois né comme tel. Ce n’est qu’après avoir commencé à voyager dans le monde entier, en essayant de comprendre la situation des millions de réfugiés forcés de quitter leur foyer, que j’ai pris conscience de ce fait. Je suis né dans une famille d’intellectuels et mon père a été exilé après ma naissance. J’ai grandi dans un camp de rééducation. Ce fut le point de départ de ma vie. Mais ce n’est que très tard que j’ai réalisé que mes expériences présentaient une grande similitude avec celles des hommes qui ont été envoyés en exil ou qui cherchent refuge dans un pays sûr.

Ai Weiwei, Dans la peau de l’étranger, en guise de manifeste, Actes Sud, 2020
Ai Weiwei, Dans la peau de l’étranger, en guise de manifeste, Actes Sud, 2020
En quoi la réalisation de Human Flow a-t-elle changé votre perception de la situation des réfugiés dans le monde ?

Après cette étude, ma perception s’est confirmée, raffermie. Dans le monde d’aujourd’hui, l’humanité est encore un argument hors de propos qui n’apparaît que lorsque les nations occidentales tentent de s’attribuer le mérite de ne pas être complètement corrompues et froidement égoïstes, trahissant leur propre idéologie et négligeant la responsabilité d’être une société « civilisée ».

 

« Un réfugié restera toujours un réfugié », dites-vous. Est-ce à dire que vous ne croyez pas à l’intégration ?

La volonté d’intégration part d’un bon sentiment, mais lorsqu’un réfugié devient un réfugié, ce qu’il a perdu n’est pas sa maison, sa langue et sa pratique religieuse. Ce qu’il a perdu, c’est la totalité de son environnement. Si cet environnement ne lui est pas rendu, il restera toujours un réfugié, quels que soient les efforts qu’il déploie et la manière dont il pense avoir été intégré.

« Le sort des réfugiés pourrait être un moteur de civilisation », écrivez-vous. Nous sommes loin de cette perception. Comment y remédier ?

Les humains ne comprendront jamais le problème à moins qu’ils ne soient confrontés à la même situation. Quelle que soit la vitesse à laquelle nous nous développons, ou à quel point nous sommes devenus riches et comment nous avons mis nos émotions à rude épreuve, nous finissons toujours par essayer simplement de survivre. La survie est un jeu simple : il s’agit de la vie et de la mort, de la façon dont nous apprécions la vie elle-même. La prise de conscience ne peut se faire que lorsque nous sommes confrontés à la crise. Ce qui se passe pendant une pandémie sert d’alarme pour l’avenir proche. De nombreux événements inattendus et imprévisibles continueront de se produire et placeront de nombreuses sociétés et personnes dans des conditions difficiles.

Votre regard sur le rôle de l’artiste a-t-il évolué avec le temps ?

Mon point de vue sur le rôle de l’artiste n’a jamais changé. Un artiste est un être humain qui devrait toujours garder un œil innocent pour observer la joie et la douleur de l’humanité. Il exprime ces émotions de manière esthétique. C’est la seule mesure de l’artiste et de son travail.

Pourquoi avez-vous quitté l’Allemagne pour l’Angleterre ?

Le départ de l’Allemagne n’a rien de personnel. J’y ai toujours mon atelier et beaucoup de mes amis et soutiens sont là-bas. J’ai dû repartir pour ne pas trahir l’idéologie qu’ils défendaient. Je suis un réfugié qui cherche simplement la liberté et je ne suis pas intéressé à devenir un objet de décoration pour une fausse société. Quitter l’Allemagne n’a pas été une décision facile. J’ai dû me demander si je voulais sacrifier ma liberté pour mon bien-être, et donner la fausse impression de n’être qu’un combattant anticommuniste en Chine. Mon militantisme pour les droits de l’homme et mon combat artistique pour la liberté humaine. Parce que je suis Chinois et que j’ai vécu en Chine, cette qualité est si rare, j’ai donc dû me battre pour prouver que j’étais un artiste là-bas.

En Allemagne, je me suis rendu compte que dans une société occidentale moderne, la prétendue liberté d’expression est encore une chose rare qu’il faut apprécier. Il n’y a presque pas de discussion intellectuelle sur ce à quoi l’Allemagne est confrontée qui puisse m’impliquer. L’Allemagne évite d’aborder les violations des droits de l’homme en Chine, comme les camps de détention ouïghours du Xinjiang ou les soulèvements de Hong Kong, sans parler de la responsabilité de la Chine dans la propagation mondiale du Covid-19, qui n’a toujours pas de solution aujourd’hui. L’Allemagne est devenue silencieuse. Ou peut-être que l’Allemagne a toujours été silencieuse dans son état d’esprit autoritaire. Elle a même fait l’éloge de la Chine comme avenir de la société allemande et a avancé des arguments selon lesquels les États autoritaires sont plus efficaces économiquement que l’Occident. Les entreprises et les milieux financiers occidentaux sont à genoux devant la Chine et la supplient de leur accorder des faveurs économiques. C’est une véritable tragédie. C’est une régression et les conséquences ne tarderont certainement pas à se faire sentir.

L’Angleterre vous semble-telle un port d’arrimage plus solide où vous pourriez vous installer définitivement ?

Je n’ai aucune expérience de l’Angleterre, mais Cambridge est un environnement plus adapté aux études de mon fils. Récemment, le Royaume-Uni a annoncé qu’il se distanciera de Huawei, un signal pour la France et l’Allemagne. Il a également décidé d’accepter des réfugiés politiques de Hong Kong, ce qui est le signe qu’il est prêt à assumer sa responsabilité.

Comment résonne aujourd’hui la phrase de votre père que vous citez dans votre livre : « Il faut partir, allez plus loin » ?

J’ignore la citation exacte, mais mon père a toujours été une source d’inspiration par son esprit intellectuel. Il a été toute sa vie un défenseur de la justice, de la justice sociale et de l’expression individuelle. La seule différence entre nous est qu’il était un véritable poète patriote et que je suis un sans-abri.

Ai Weiwei, Dans la peau de l’étranger, en guise de manifeste,
Actes Sud, 2020, 64 pages, 8,90 €.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°550 du 4 septembre 2020, avec le titre suivant : Ai Weiwei, artiste : « L’Allemagne évite d’aborder les violations des droits de l’homme en Chine »

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