Cinéma

Art et cinéma : d’un cadre à l’autre

Par Maureen Marozeau · Le Journal des Arts

Le 9 mai 2012 - 1214 mots

De Jean-Luc Godard à Wim Wenders en passant par Mel Brooks et David Lynch, nombreux sont les cinéastes à avoir emprunté à la peinture, un personnage, une ambiance, une esthétique…

Lorsque le 7e art a l’heureuse idée de puiser son inspiration chez son aînée la Peinture, les ramifications apparaissent si nombreuses et variées qu’il est difficile d’en dresser un portrait exhaustif. Car les goûts et les motivations des cinéastes relèvent la plupart du temps de l’intime. Calquer un univers esthétique cinématographique sur un tableau n’est pas une mode ou un caprice, mais un exercice auquel les réalisateurs se sont toujours prêtés avec joie – que des créateurs d’images en mouvement regardent le travail de créateurs d’images fixes n’a rien d’étonnant. Le point de départ du travail d’un cinéaste est le cadrage, la composition visuelle dans laquelle se jouent les unités d’action et de temps. Un tableau propose des atmosphères, des décors et des attitudes à reprendre. Il peut aussi faire l’objet d’un hommage, ou constituer une ressource documentaire.

Citation directe
Parmi les différents cadres dans lesquels ces connivences entre cinéma et peinture se manifestent, le biopic, genre à part, met en scène la vie d’un artiste en s’adressant, en général, au grand public. Si le tableau n’est pas le sujet principal, certains réalisateurs tentent de recréer l’ambiance, les couleurs et la lumière des toiles lorsqu’ils mettent l’artiste en situation de création – citons le très sensuel Rembrandt fecit 1669 de Jos Stelling (1977) et La Jeune Fille à la perle de Peter Webber (2003). D’autres s’en éloignent, à l’image du renversant Van Gogh de Maurice Pialat (1991), dont le naturalisme poussé à l’extrême souligne le décalage entre l’imaginaire haut en couleur du peintre et la terne réalité de sa vie. Quand l’artiste est supplanté par son chef-d’œuvre dans l’inconscient collectif, les réalisateurs de films plus commerciaux ont recours à la citation directe ; un gimmick s’appuyant sur les références culturelles du public. Ainsi la jeune serveuse rousse du Bar aux Folies-Bergère d’Édouard Manet attend sagement ses clients dans Bel-Ami d’Albert Levin (1947). Dans Les Aventures du baron Münchhausen (1988) de Terry Gilliam, Uma Thurman fait une apparition remarquée en Vénus de Botticelli. Et bien avant le Da Vinci Code (Ron Howard, 2006), La Cène de Léonard de Vinci faisait l’objet d’une scène hilarante signée Mel Brooks, en serveur à la table de Jésus et ses apôtres. Ces derniers posent pour un « tableau de groupe » devant Vinci, transformé pour l’occasion en vulgaire peintre à l’accent italo-new-yorkais (La Folle histoire du monde, 1981). Plus sérieusement, Wim Wenders livre une réflexion profonde sur la violence dans la culture américaine à travers la reconstitution du diner de Nighthawks par Edward Hopper, icône américaine des années 1940, pour les besoins d’un film-dans-le-film (The End of Violence, 1997). Et dans Passion (1982), Jean-Luc Godard pousse le procédé à son paroxysme en donnant vie à une douzaine de chefs-d’œuvre, dont la Maya desnuda de Francisco de Goya, L’Entrée des croisés à Constantinople d’Eugène Delacroix ou encore La Ronde de nuit de Rembrandt, dans le cadre d’une réflexion sur la lumière dans l’œuvre picturale et cinématographique. Certaines citations sont parfaitement consciencieuses, car pour les réalisateurs de films d’époque, la peinture ancienne présente cet avantage de constituer une photothèque inestimable. Dans Tous les matins du monde (1991) dont l’action se situe au XVIIe siècle, Alain Corneau s’applique à recréer natures mortes et autres scènes de genres signées Lubin Baugin, Philippe de Champaigne, Georges de La Tour ou encore Rembrandt. Célèbre pour son attention maniaque au détail, Stanley Kubrick s’est référé aux paysages d’Antoine Watteau et de John Constable, aux portraits de Thomas Gainsborough et aux scènes de genre de William Hogarth pour donner le poids du réalisme à son sublime Barry Lyndon (1975). Pour les tenues et les accessoires de combat de Gladiator (Ridley Scott, 2000), les costumiers et décorateurs se sont directement « servis » dans les toiles de Jean-Léon Gérôme, dont l’apparent souci de véracité mêlé à une imagination certaine en ont fait un peintre prisé des réalisateurs de péplums. John Huston a pour sa part tenu à « une modification des tons habituels du Technicolor » pour recréer la palette de Toulouse-Lautrec, dont les affiches ont servi de base documentaire à Moulin-Rouge (1953) (1).

Filiation esthétique
Quand le cinéma dépasse ce souci documentaire, il assure une filiation esthétique en renouvelant des codes visuels bien établis. Dans Une partie de campagne (1936), Jean Renoir assume ouvertement son héritage et perpétue à sa manière (et en noir et blanc !) l’imaginaire impressionniste en parlant son langage vernaculaire (la balançoire, le canotage, les badineries en bord de Seine…). Les westerns fondateurs de John Ford ont adapté en Technicolor les représentations d’un Far-West mythifié par Frederic Remington, ainsi que les paysages à perte de vue d’une nature prétendument intacte imaginée par Thomas Cole et célébrée par la Hudson River School. Ce faisant, John Ford perpétue le mythe américain des grands espaces, des braves pionniers et des Indiens menaçants, tout en bétonnant l’image d’Épinal du cow-boy héroïque que Clint Eastwood s’est donné un malin plaisir à rectifier, dans Impitoyable (1992) notamment. Au Japon, les films d’Yasujiro Ozu procèdent de la même intention en délivrant le même regard contemplatif sur la nature que les maîtres de l’estampe Hokusai et Hiroshige. Des œuvres fantasmagoriques signées Jérôme Bosch, ou le retable d’Issenheim de Matthias Grünewald, sont, pour ne citer que celles-ci, une source inépuisable pour les directeurs artistiques de films du genre « médiéval fantastique », illustré par la trilogie du Seigneur des Anneaux. En Allemagne, les cinéastes expressionnistes des années 1920 partagent avec les peintres de la Nouvelle Objectivité un esthétisme angoissant, des compositions déséquilibrées et des perspectives tordues (Nosferatu [1922] de Friedrich Murnau, Le Docteur Mabuse [1922] de Fritz Lang…). Les couleurs agressives et criardes y sont remplacées par de lourds contrastes entre noir et blanc. Mais le cinéma n’est jamais aussi intéressant que lorsqu’il fait sienne la peinture. Inventeur d’un visage troublant de l’Amérique moderne, Edward Hopper n’a cessé de fasciner des cinéastes, lesquels souhaitent rendre une vision contemporaine de la société américaine. Outre Wim Wenders, David Lynch a su transcender l’œuvre de Hopper, l’un de ses peintres préférés, en reprenant la tension dramatique, des paysages vides, des êtres isolés et mystérieux, des atmosphères lourdes et silencieuses des décors minimalistes aux couleurs tranchées, des compositions d’une grande simplicité géométrique. Aussi narratives soient-elles en apparence, les œuvres de Hopper et Lynch ne donnent jamais des clés de lecture, à la grande frustration des spectateurs. Le mystère reste entier, sujet même de l’œuvre. Alfred Hitchcock avait lui aussi directement cité Hopper dans Psychose (1960) – la maison de Norman Bates fait écho à la Maison près de la voie ferrée, 1925. Pour parvenir à créer un milieu onirique « vraisemblable », le cinéaste anglais a en revanche fait appel à un artiste bien vivant, un surréaliste bien entendu, Salvador Dalí. Authentique mise en chair de l’univers du peintre espagnol, la scène du rêve hypnotique de La Maison du Dr Edwards (1945) est un modèle du genre.
 

(1) Cinéma et peinture, Joëlle Moulin, éd. Citadelles & Mazenod, 2011.

 

Légende photo

Wim Wenders - The End of violence - 1997 - © Universal Pictures.

Ridley Scott - Gladiator - 2000 - © United International Pictures.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°369 du 11 mai 2012, avec le titre suivant : Art et cinéma : d’un cadre à l’autre

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