Art contemporain

Le musée des idéologies de Neïl Beloufa

Par Cédric Aurelle · Le Journal des Arts

Le 28 février 2018 - 889 mots

PARIS

L’artiste a conçu au Palais de Tokyo une ambitieuse exposition qui interrroge sa position au cœur des stratégies de pouvoir opérant à l’ère néolibérale.

Neïl Beloufa
Neïl Beloufa
Photo Thomas Polly
Courtesy Palais de Tokyo

Neïl Beloufa appartient à une génération d’artistes trentenaires désireuse d’embrasser les possibilités du monde dans une vision à la fois progressiste et universaliste, tout en devant négocier avec les conflictualités intrinsèques du néolibéralisme. Comment participer au monde tout en conservant son autonomie en tant qu’artiste, déjouer les rapports de pouvoir inhérents à toute commande, endosser les servitudes nécessaires aux échanges économiques ? L’exposition « L’ennemi de mon ennemi » offre un écho à ces interrogations qui ne proposent pas tant un ensemble d’œuvres qu’une visite de ce qui pourrait être, pour reprendre la formule du commissaire de l’exposition Guillaume Désanges, « le cerveau de l’artiste ».

Introduite par quelques œuvres anciennes de Beloufa dont on aurait pu faire l’économie, l’exposition commence par une antichambre consacrée à Gustave Courbet. Figure tutélaire de l’exposition, Courbet renvoie tout à la fois à l’artiste flamboyant faisant un pied de nez au Salon en construisant son Pavillon du réalisme, à l’homme engagé dans la Commune de Paris comme au banni produisant des œuvres commerciales pour rembourser ses dettes. Une mise en perspective historique qui ouvre sur le cœur du projet, un vaste panorama fait de maquettes réalisées exclusivement à partir d’emprunts visuels et textuels reproduits pour l’occasion. Ces maquettes articulent des formes, des discours et des faits ancrés dans des idéologies spécifiques, qu’elles soient politiques, économiques, artistiques ou intellectuelles.

Des formes et des discours interchangeables

On verra par exemple une reproduction grandeur nature de la station de métro parisien Crimée présentant la juxtaposition de deux publicités : à gauche, l’armée de terre qui recrute sous le slogan « Deviens toi-même » ; à droite le jeu vidéo Battlefield clame « Deviens plus que toi-même ». Le mot d’ordre du mythe auto-émancipateur néolibéral sert ici aussi bien la violence du pouvoir militaire que son superlatif virtuel augmenté en loisir. Une table intitulée Droit du sang présente plusieurs projets artistiques ayant fait polémique en raison de l’émotion provoquée au sein de communautés amérindiennes pour leur caractère « appropriationniste ». Une fois retournée, cette table présente un ensemble consacré aux « destructions positives », soit une autre mythologie néolibérale qui s’inscrit à rebours de la politique des identités. Ces tables sont en effet mobiles et déplacées par des Scallogs, ces fameux robots dont Amazon a rendu familière l’idée qu’ils allaient nous remplacer. Ces bestioles arborent tour à tour des citations de Sade ou Marat. Une proposition de Hito Steyerl qui oppose réflexion sur le droit et la justice (Marat) au culte de l’individualisme (Sade) dans une dialectique toujours actuelle, mais dont l’opérativité est mise en doute par le dispositif. De fait, relayé par ces Scallogs, le commissariat du projet est soumis à un principe algorithmique modéré par des regroupements thématiques générant des rapprochements de formes, de discours et de sens souvent inattendus. Les télescopages ainsi générés entendent révéler l’interchangeabilité des formes et des discours assignés à des idéologies contradictoires.

Vue de l’exposition de Neïl Beloufa, « L’ennemi de mon ennemi », 2018, Palais de Tokyo
Vue de l’exposition de Neïl Beloufa, « L’ennemi de mon ennemi », 2018, Palais de Tokyo
Photo Aurélien Mole
Courtesy Galerie Balice Hertling


L’ombre de Thomas Hirschhorn plane sur l’ensemble du projet, mais à la critique des médias à laquelle nous confrontent les collages de l’artiste suisse se substitue ici un principe d’équivalences généralisé. Une manière d’envisager le monde et les idées qui apparaît comme le marqueur d’une génération « post-Internet » nourrie aux feeds d’Instagramsur lesquels s’enchaînent sans rime ni raison foodporn, images de guerre, lol cats, sacs Vuitton, hommages à Mandela, duck faces et autres selfies. En affichant ici un positionnement volontairement acritique, Beloufa entend échapper aux enfermements idéologiques manichéens d’un monde néolibéral qui sollicite la critique pour attester de son ouverture. C’est en fait sur les mécanismes mêmes de production, de circulation et de réception des œuvres dans le système de l’art que porte la dimension critique de son travail et qui fait son intérêt. Récemment, la prolifération ad nauseam de ses « tableaux » s’apparentant à des produits dérivés de ses projets matriciels a trouvé son paroxysme dans son exposition fin 2017 à la Galerie Balice Hertling. L’exposition montrait un alignement d’œuvres pauvres en contenu, mais que la présentation autour d’un podium transformait en véritable défilé de mode. Un dispositif narcissique, où le collectionneur défilait entouré de flatteries visuelles catalysant l’acte d’achat permettant à l’artiste de refinancer ses projets. Une manière de surjouer les stratégies du marché, quand il ne les déjoue pas : au Palais de Tokyo, point d’œuvre à vendre, à la différence de l’usage qui a pu être fait de l’institution à de récentes occasions. Point d’œuvre, mais une démonstration en forme de boucle répétitive. Dans ce paysage sans échappatoire, on a du mal à reconnaître l’autonomie de l’artiste devant un système qui semble s’être lui-même émancipé de son concepteur. Aussi, devant le caractère résolument démonstratif de l’ensemble, on pourrait se demander qui, de l’artiste ou du commissaire, a pris ici le pouvoir.

Polémique autour d’une image retirée
Le plasticien a retiré une image montrant l’artiste afro-américain Parker Bright, visible lors du vernissage, à la demande de ce dernier. En 2017, il avait protesté à la Biennale du Whitney Museum of American Art, à New York, contre la présentation d’une œuvre de l’artiste Dana Schutz, accusée de capitaliser sur le traumatisme de l’expérience noire. Contacté par le Journal des Arts, Neïl Beloufa a ainsi justifié son geste.
Stéphane Renault
L’Ennemi de mon ennemi,
jusqu’au 13 mai, Palais de Tokyo, 13, avenue du Président Wilson, 75116 Paris.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°496 du 2 mars 2018, avec le titre suivant : Le musée des idéologies de Neïl Beloufa

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